Une société liquide

"Chroniques d'une société liquide" est le titre du dernier recueil d'articles et de billets publié par Umberto Eco quelques temps avant sa mort. La société liquide à laquelle il est fait référence est la notre, et cette expression m'évoque irrésistiblement l'image d'une flaque de mercure posée sur du verre. Masse lourde et ondoyante, fragile et homogène, alchimique et mortelle.

Et dans un essai qui porte le nom tout aussi éclairant de "Construire l'ennemi," le même Umberto Eco démontre qu'en tous lieux et à toutes époques, par delà toute idéologie, l'ennemi est d'abord une fabrication servant à justifier une politique. Pointer du doigt l'Autre, stigmatiser le Barbare, le païen, le Noir, la femme ou le Judaïque au point de les déshumaniser étaient des préalables indispensables à toute action politique.

Et ce, non seulement pour justifier des stratégies de conquête et de domination particulièrement malsaines, mais pour obtenir une adhésion collective enthousiaste à des projets que sinon nous aurions invariablement refusé.

D'ailleurs, le fait que cette déshumanisation ait été chaque fois nécessaire n'est-il pas une preuve de notre bonté innée? Obtenir que nous récusions le respect fondamental que nous avons pour nos frères humains a toujours nécessité d'abord que nous cessions de les considérer comme nos frères.

Sans doute est-ce dans cette optique qu'il faut comprendre les attaques de nombreux gouvernants envers les pauvres, les immigrés, les chômeurs, les contestataires de tout poil et bientôt toute catégorie dérangeante: la seule manière de justifier des choix indéfendables est de déclasser en bloc et de retirer leur droit à exister à des pans entiers de la société.

Qu'est-ce qu'on se marre...