Simone Weil est définitivement un modèle. Remède au cynisme et au nihilisme, sa voix fait entendre l’humanisme dans un monde contemporain qui le dévoie ou l’oublie. Toutes les ressources de l’histoire et de la culture humaine, tous les efforts pour penser ne sont pas vains : il s’agit de changer la condition humaine, et de ne pas accepter l’injustice qui touche nos prochains. Dire l’injustice, rappeler pourquoi elle est inacceptable, cela compte. Il y a sûrement la tendance spontanée, dans le bonheur confortable, à devenir oublieux du malheur des autres et, finalement, à se faire à l’idée que celui-ci ne nous regarde pas. Il nous regarde pourtant à tout point de vue : humainement puisqu’il s’agit de nos semblables ; logiquement puisque notre bonheur confortable n’est possible qu’au prix de leur malheur ; stratégiquement enfin, car le malheur et l’injustice conduisent toujours à la colère. Voilà peut-être ce que récoltera l’Occident s’il ne cesse de se penser les mains blanches, s’il ne sait pas demander pardon.

« Mais les millions de prolétaires des colonies, nous tous, nous les avions oubliés. D’abord ils sont loins. Chacun sait que la souffrance diminue en raison de l’éloignement. Un homme qui peine sous les coups, épuisé par la faim, tremblant devant ses chefs, là-bas en Indochine, cela représente une souffrance et une injustice bien moindres qu’un métallo de la région parisienne qui n’obtient pas ses 15% d’augmentation, ou un fonctionnaire victime des décrets-lois. Il doit y avoir là une loi physique qui se rapporte à l’inverse du carré de la distance. La distance a le même effet sur l’infantilisa et la sympathique que sur la pesanteur. D’ailleurs ces gens-là - Jaunes, Noirs, « bicots » - sont habitués à souffre. C’est bien connu. Depuis le temps qu’ils crèvent de faim et qu’ils sont soumis à un arbitraire total, ça ne leur fait plus rien. La meilleure preuve, c’est qu’ils ne se plaignent pas. Ils ne disent rien. Ils se taisent. Au fond, ils ont un caractère servile. Ils sont faits pour la servitude. Sans quoi ils résisteraient. Il y en a bien quelques-uns qui résistent, mais ceux-là sont des « meneurs », des « agitateurs », probablement payés par Franco et Hitler ; on ne peut employer vis-à-vis d’eux que des mesures de repression, comme la dissolution de l’Etoile nord-africaine. Et puis il n’y a rien de spectaculaire dans le drame de ces gens-là. Du moins jusqu’au dernier incident. Des fusillades, des massacres, voilà qui parle à l’imagination ; cela fait sensation, cela fait du bruit. Mais les larmes versées en silence, les désespoirs muets, les révoltes refoulées, la résignation, l’épuisement, la mort lente - qui donc songerait à se préoccuper de pareilles choses ? Les grosses tués à Madrid par des bombes d’avions, cela cause un frisson d’indignation et de pitié. Mais tous les petits gars de dix ou douze ans, affamés et surmenés, qui ont péri d’épuisement dans les mines indochinoises, nous n’y avons jamais pensé. Ils sont mort sans que leur sang coule. Des morts pareilles, cela ne compte pas. Ce ne sont pas de vraies morts. Au fond, nous - et quand je dis « nous », j’entends tous ceux qui adhèrent à une organisation du Rassemblement populaire - nous sommes exactement semblables aux bourgeois. Un patron est capable de condamner des ouvrier à la plus atroce misère, et de s’émouvoir d’un mendiant rencontré sur son chemin ; et nous, qui nous unissons au nom de la lutte contre la misère et l’oppression, nous sommes indifférents au sort inhumain que subissent au loin des millions d’hommes qui dépendent du gouvernement de notre pays. Aux yeux des bourgeois, les souffrances physiques et morales des ouvriers n’existent pas tant qu’ils se taisent, et les patrons les contraignent à se taire par des moyens de force. Nous aussi, Français « de gauche », nous continuons à faire peser sur les indigènes des colonies la même contrainte impitoyable, et comme la terreur les rend muets, nous avons vaguement l’impression que les choses ne vont pas si mal là-bas, qu’on ne souffre pas trop, qu’on est accoutumé aux privations et à la servitude. La bourgeoisie s’intéresse à un crime, à un suicide, à un accident de chemin de fer, et ne pense jamais à ceux dont la vie est lentement écrasée, broyée, détruite par le jeu quotidien de la machine sociale. Et nous aussi, avides de nouvelles sensationnelles, nous n’avons pas accordé une pensée aux millions d’être humains qui n’espéraient qu’en nous, qui du fond d’un abîme d’esclavage et de malheur tournaient les yeux vers nous, et qui depuis huit mois, sans fracas, sans bruit, passent progressivement de l’espérance au désespoir. »

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le 7 oct. 2022

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