Courir, ça va vite, c’est troussé en cent-quarante pages. Ça s’ouvre comme ça se referme, l’invasion soviétique d’août 1968 répondant en miroir à celle des Nazis de mars 1939 ; entre ces deux tragiques bégaiements de l’Histoire, un homme aura émergé de l’anonymat, brièvement, et y aura replongé : Emil Zatopek, quadruple champion olympique, spécialiste du 5 000, du 10 000 et du marathon. On savait déjà Echenoz adepte de ces boucles absurdes où, comme dans Je m’en vais, on en revient, avec un fatalisme amusé, au point de départ. On se dit alors que le choix d’un champion de course en stade allait de soi. Presque comme un art poétique.
Et, en effet, le texte d’Echenoz ressemble lui aussi à un tour de piste, sprint désinvolte, qu’il mène toutefois avec beaucoup plus de style que Zatopek, à qui on reprochait de courir « moche ». Pourtant la manière de courir de l’un et celle d’écrire de l’autre se ressemblent : les deux procèdent par à-coups, relâchements apparents et accélérations brusques : quand l’un survole la piste, l’autre brosse en trois lignes trois ans de préparation ; quand l’un attend son tour en grimaçant, l’autre donne le compte-rendu haletant d'une course épique qui voit le Tchèque décrocher l’or olympique.
Pour autant, affirmer que le champion de demi-fond, ça aille de soi, ce n’est pas tout à fait vrai. Chez Echenoz, on est rarement sportif, déjà, et encore plus rarement sur un podium – plutôt du côté des gentils ratés, des paumés, partis de rien et, après bien des détours, arrivés nulle part. Pour ce qui est de ces tours pour rien, on l’a dit, Zatopek est un beau sujet. Mais le plus étonnant est de voir comment Echenoz le rend tout échenozien, cet Emile (son nom est francisé et son patronyme n’apparaît qu’à la page 93) qui n’aimait pas ça, la course à pied, qui s’y est mis par gentillesse, poussé par ses camarades. Même ses entraînements acharnés passeraient pour une toquade. Et puis (car Courir c’est aussi, mine de rien, le portrait d’un homme pris au piège par une machine totalitaire) il se prête de bonne grâce au jeu du régime, puis à celui des contestataires du Printemps de Prague, puis signe son autocritique. Pas un rebelle ni un apparatchik, Emile, mais un homme pris dans l’étau tragique de la liberté et de la contrainte, de l’euphorie de la victoire et de l’amertume des rappels à l’ordre.
Car Courir ne relève pas tant de la biographie que du genre plus subtil et délicat de la « vie imaginaire », dont le livre éponyme de Marcel Schwob constitue l’archétype. Troisième volet, après Ravel et Tesla – que je n’ai pas encore dévorés. Car, pris par mon élan, j’ai oublié de le dire : si Echenoz fonce, si Zatopek avale la piste, le lecteur aussi va à fond de train - et plutôt le sourire en coin que le visage grimaçant.