Mais à quoi sert Creativiy, Inc.?
Cette question n'est pas ironique. Quel est son but ? Partager des tips sur la créativité ou comment la favoriser ? Changer une culture ? Faire plaisir ?
Comme l'ouvrage sous-titre "Les Secrets de l'Inspiration", on peut supposer qu'il vise à partager une méthode inaccessible au commun des mortels. Ceci étant, le nombre et la qualité de secrets divulgués contredit cette supposition. Le livre dévoile quatre principes et huit bonnes pratiques de la créativité (en 400 pages). Les voici :
Principes:
- Accepter l'échec, le changement et le hasard.
- Observer la franchise plutôt que le mensonge et les non-dits
- Concilier dynamique capitalistique et créativité
- Accepter de ne pas tout savoir
Bonnes pratiques:
- Encourager des réunions d'équipe quotidiennes
- Sortir les créateur.se.s des locaux
- Poser des objectifs visant l'excellence
- Développer des projets créatifs non commerciaux
- Réaliser des débriefs de tous les projets (succès comme échecs)
- Rendre chacun.e capable de formuler des idées (boîte à idées)
- Favoriser la formation continue
L'essentiel des idées partagées - si elles ne sont pas toujours appliquées en entreprise - sont des évidences ou des poncifs. Catmull régénère des théories ou méthodes qui ont parfois plus d'un siècle (résistance au changement, division social du travail et asymétrie d'information ; brainstorming, scrum, leadership démocratique, valorisation des compétences). Les secrets n'en sont pas vraiment...


Une idéologie de patron, par Captain Obvious
Catmul n'écrit pas vraiment pour partager une bonne pratique de la créativité, vu l'analyse du point 1. Creativity, Inc. est en fait un texte normatif : il décrit le monde de l'entreprise tel qu'il devrait être.
Sur le fond, Creativity, Inc. est pétri de théories capitalistes et libérales économiques. On retrouve en particulier ces trois motifs:
- Premier motif : la méritocratie et (soit-disant) égalité des chances: sur la quatrième de couverture, Catmull considère que le monde se divise en deux catégories de gens: les bons et les médiocres. Ce seraient les bons eux seuls qui ont la faculté de réaliser de bons films à partir d'idées médiocres. Notez comme sont essentialisés bons ou médiocres sur leur compétence de film maker uniquement. Il faudrait (a) s'entourer des bons (b) quel que soit leur profil :
(a) "Embauchez des gens qui sont plus intelligents que vous" : cela suppose qu'on réduit l'intelligence à l'utilité du recruté (ou pire à sa capacité à briller en entretien), alors qu'il y a un rapport de force entre recruteur et recruté au bénéfice du premier.
(b) "Ne négligez pas les idées provenant de sources inattendues". Autrement dit, qui que tu sois, seules tes idées comptent. Cette citation fait appel à la figure du transclasse qu'incarne Will Hunting (1997) ou Un Homme d'Exception (2001), des outcasts qui émergent par leur talent brut. Or le mythe du self made man (plus fort aujourd'hui que jamais) est un leurre qui invisibilise la condition inchangée du reste de sa classe (Cf. Dubet Egalités des chances, Egalité des places, 2011).
- Deuxième motif : le Syndrome Whiplash en référence au film de Chazelle de 2014, posant que l'oeuvre est plus importante que l'artiste. Le produit, plus que la ressource humaine. Catmull aurait bien fait d'appliquer les principes qu'il dispense quand il relate cette anecdote : pour clore une production, Pixar organise 6 mois de crunch dans son studio (à raison de 7 jours par semaine). L'épuisement des employés est tel qu'un jeune père oublie son bébé sur le siège arrière de la voiture, sous le soleil de Californie (p.103). On évite de peu l'accident et Catmull s'apperçoit bien naïvement des dérives de son système... Que la prise de conscience soit tardive est déjà surprenant (pour qui fait des meetings quotidiens avec ses teams mais admettons), ce qu'il est plus dur d'admettre c'est que le crunch a continué jusqu'à la sortie du film Toy Story 2, engrengeant 500Mds de dollars, réalisant un plus grand succès critique que le premier film. C'est la seule fois où Catmull évoque le bien-être des employés en en faisant pas le lien avec la productivité.
- Troisième motif : le mariage houleux entre créativité et capitalisme. Catmull illustre son propos par l'allégorie de la Bête (l'entreprise comme système capitaliste, qui planifie, réduit les coûts, augmente les profits, traque les inefficacités) et le Bébé (l'innovation, l'idée nouvelle). NB: le Bébé semble plus important que le bébé d'ailleurs. Catmull évoque la difficile relation entre la Bête et le Bébé, leur rapport conflictuel. Si force est d'admettre que les progrès sociaux se font souvent dans le conflit, Catmull parle "d'éradiquer les désaccords". Comment ? "Si vous êtes persuadés d'avoir raison, alors vous avez probablement raison". Magique. Que se passe-t-il si tout le monde pense ça ? Qui "gagne", comme dit Catmull ? Il livre la réponse dans le chapitre sur la fondation de Pixar : rachetée par Steve Jobs, l'entreprise met près de dix ans à changer de business model (de commercialisation de logiciels d'animation à fabrication de long métrages) pourtant son bras droit Catmull veut faire des films depuis sa tendre enfance... Ce sont donc les décideurs qui tranchent, même s'ils ont tort. En tout cas ce fut le cas entre 1986 et 1997 chez Pixar.


En conclusion
L'ouvrage a été primé Meilleur Livre de l'Année par le Financial Times et Best Business Books par Goodreads Choice Awards. Sur SensCritique il figure dans les listes : "Ces livres qui vous font paraitre plus intelligent", "Start Up", "Mark Zuckerberg Book Club".
Creativity, Inc. semble avoir été érigée en Bible du patronat moderne en ce qui concerne les secteurs à forte R&D. Cela n'a pas de quoi surprendre tant il verse dans une idéologie dont il est partie-prenante. Ce qui m'intrigue en revanche, c'est que les principes et applications (peu nombreux et peu nouveaux) fassent l'objet de tant d'admiration. Il effleure le vrai problème: le mariage compliqué entre la créativité et le capitalisme. Le livre fait pshit sur les plans pratique et théorique. Même pour un patron, je ne le recommanderai pas.

userSC378
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Créée

le 14 févr. 2021

Critique lue 265 fois

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