Cristallisation secrète, inquiétante étrangeté d'une œuvre.

Une île où les choses disparaissent et avec elles, leur nom, leur souvenir et jusqu'à l'émotion qu'elles suscitaient. Effacées sans prévenir, presque dans l'indifférence. Cristallisation secrète de Yoko Ogawa est un de ces romans qui vous suit longtemps après sa lecture.

Dans ce monde menacé de disparition, ceux qui résistent à l'oubli sont traqués, forcés de se cacher et de prendre le moins de place possible. L'héroïne de ce roman, elle même romancière, va cacher son éditeur et ami, désigné par une simple lettre : R. Il fait partie des ceux qui gardent la mémoire et est pour cela en danger. Elle l'héberge alors dans un réduit de sa maison avec la complicité du « grand-père », un vieil homme vivant en solitaire sur un ferry qui reliait l'île au reste du monde, échoué depuis que les bateaux ont disparu. Avec R, elle va tenter de retrouver la mémoire. Chaque jour, elle va dans l'atelier où sa mère, sculptrice, décédée dans des circonstances suspectes, lui a laissé un meuble à tiroir renfermant des choses disparues. Émeraude, parfum, photographie, boîte à musique, roses, oiseaux... R. nomme les choses et avec les noms, les souvenirs reviennent. Il lui enjoint de continuer à écrire malgré la disparition des livres, des mots. Mais sur l'île, la situation empire, jour après jour les choses et les personnes s'évanouissent, les traques s'amplifient, la plupart des habitants s'en accommodent jusqu'à ce que leur corps soit touché. La nature se déchaîne, tremblement de terre, tempête de neige, la dislocation du lieu faisant écho à la dislocation des corps.

Yoko Ogawa, née en 1962 à Okayama, est l'auteure de nombreuses œuvres de fiction, romans, récits et essais. Elle a obtenu le prestigieux Prix AKUTAGAWA en 1991 pour « La Grossesse », elle a également reçu les Prix Tanizaki, Izumi, Yomiuri et Kaien. Elle est influencée par des auteurs tels que Haruki Murakami, son écrivain préféré, Junichiro Tanizaki, mais aussi par F. Scott Fitzgerald, Truman Capote, Raymond Carver ou encore Paul Auster. Elle tente de montrer le réel que l'on ne voit pas et déploie à partir de là un univers étrange et fort, où les objets semblent animés et les êtres mus par quelque chose qui les dépassent, on vogue alors entre l'animisme shintô et la psychanalyse. Son écriture, simple et poétique, est magnifiquement traduite par Rose-Marie Makino-Fayolle.

Avec Cristallisation secrète, on entre dans l'inquiétante étrangeté d'une réalité qui dérape, qui dévie vers des possibles angoissants. On ne peut s'empêcher de penser à un autre monde, le nôtre, où disparaissent espèces végétales et animales, mais aussi savoirs, outils, idées, dans une innocente indifférence. On ne peut s'empêcher de penser avec l'organisation de cette amnésie collective à ce totalitarisme plus si latent, qui formate, encadre, surveille, contrôle et voudrait faire disparaître tout ce qui lui résiste. Publiée en 1994 au Japon et seulement en 2009 en Europe, cette œuvre agit encore sur nos imaginaires, en 2016.