Dalva
7.6
Dalva

livre de Jim Harrison (1988)

Rares sont les auteurs à n’avoir publié au cours de leur carrière que des chefs-d’oeuvre et Jim Harrison, en dépit d’une production d’une grande constance, n’échappe évidemment pas à la règle. En raison de son ambition littéraire évidente, Dalva est considéré communément comme l’un de ses romans majeurs, aux côtés de Légendes d’automne ou bien encore De Marquette à Veracruz. On y retrouve tous les éléments constitutifs de son écriture comme l’influence évidente de la nature et des grands espaces, une certaine critique de l’establishment et des élites bourgeoises, mais aussi et surtout des personnages profonds irrigués par l’immense sensibilité de l’auteur. Probablement inspiré de certains éléments biographiques (le monde des grands exploitants agricoles, ses origines suédoises), Dalva est en quelque sorte le pendant féminin de l’auteur. Dans ce roman, Big Jim mêle chronique familiale et histoire de la conquête de l’Ouest en alternant deux époques différentes pour mieux éclairer le présent.

A 45 ans, Dalva a déjà vécu plusieurs vies. Issue d’une famille de grands propriétaires terriens, la jeune femme quitta son Dakota natal après la mort de son grand-père paternel, qu’elle adorait et qui fut pour elle un substitut de père lorsque ce dernier disparut en Corée. Désormais rattrapée par son passé, Dalva accepte d’assumer un héritage pour le moins complexe, au risque de raviver des souvenirs qu’elle préférait garder enfouis au plus profond d’elle-même. Mais de retour dans le ranch familial, au milieu de ses terres, des chevaux et des lieux qui ont marqué son enfance, elle ne peut empêcher de se rappeler Duane ; celui qui fut dès l’âge de quinze ans l’amour de sa vie et qui lui donna un enfant dont désormais elle ne sait rien, contrainte à l’abandonner dès sa naissance. Duane était sioux, taiseux et sauvage, il fut son meilleur ami puis son amant, avant que son grand-père, lui-aussi à moitié sioux, ne mette fin à l’idylle et ne renvoie Duane d’où il était venu. Jamais elle ne l’oublia et ne put le revoir qu’une fois, un peu avant sa mort, alors que la guerre du Vietnam l’avait brisé et détruit de l’intérieur. Désormais Dalva n’a plus qu’une idée en tête, retrouver son fils et lui donner l’amour qu’elle n’a pu lui accorder au cours des presque trente dernières années. Après toute une vie sans but précis, la jeune femme remet donc de l’ordre dans son existence et se trouve une nouvelle raison de vivre, mais sa quête promet d’être longue et délicate. Dalva peut néanmoins compter sur le soutien de sa mère, de sa soeur et de quelques amis, peu nombreux mais fidèles. Dans ses bagages elle ramène son petit ami du moment, Michael, un universitaire en quête de reconnaissance, mais au comportement souvent parfaitement immature, voire même complètement enfantin. Ce brillant professeur d’histoire à l’esprit acéré et à la rhétorique bien affutée, est pourtant bien incapable de se conduire en adulte, alors Dalva le materne et veille sur lui. En rentrant dans le Dakota, elle aurait pu s’en tenir là et laisser Michael en Californie, mais ce dernier est spécialiste d’histoire amérindienne et la famille de Dalva détient depuis plusieurs générations d’importants documents, notamment le journal de l’arrière grand-père, qui fut marié à une indienne et très tôt acquis à la cause des peuples autochtones. Missionnaire auprès des tribus sioux, il fut le porte-parole et le grand défenseur des Lakotas. Michael a promis au conseil de son université qu’il pourrait accéder à ces documents et en faire la synthèse, en dépit d’un certain agacement, Dalva ne se sent pas d’abandonner Michael alors que sa carrière est en jeu.

Roman profondément intimiste, au rythme lent émaillé de nombreuses digressions, Dalva prend son temps et se tient éloignée des lignes à grande vitesse empruntées par les page turners et autres bestsellers calibrés à la sauce marketing. Non, il n’y a pas d’action débridée dans ce roman, qui vogue au gré des souvenirs de son personnage principal, il faut en saisir le rythme, comme un blues low tempo, lent, puissant, éminemment profond. Si vous atteignez la centième page et que vous trouvez que le roman ne décolle pas, laissez tomber, ça n’ira pas plus vite, Dalva évolue dans les strates atmosphériques les plus hautes, sans faire varier sa vitesse de croisière. En revanche, si vous vous laissez emporter par sa petite musique, vous découvrirez un roman d’une grande richesse, émouvant, érudit, parfois même drôle (essentiellement grâce au personnage de Michael), une oeuvre enracinée dans l’histoire de l’Amérique des grandes plaines et de la région des grands lacs, profondément irriguée par un féminisme apaisé et loin des combats de genre. Dalva est l’un des plus beaux personnages féminins qu’il m’ait été donné de lire, sa modernité transperce le roman de part en part. Belle, certes, mais aussi libre dans sa manière de penser et de se comporter, Dalva séduit par son refus de se conformer aux stéréotypes et par sa soif de vivre dans le vrai. C’est dans sa capacité à se débarrasser de tous les artifices de la vie moderne qu’elle nous touche au plus profond. Elle incarne avec brio l’âme des grandes plaines, ses vastes prairies où l’herbe bruisse au gré du vent, ses rivières sauvages où les truites s’ébattent dans l’eau vive… et là, au milieu de ces paysages grandioses, Dalva chevauche son cheval favori, l’air fouette son visage épanoui alors que ses talons s’enfoncent avec l’assurance des grands cavaliers dans les flancs de sa monture. Presque un cliché, et pourtant non car Dalva sait encore s’émerveiller de ce qu’elle voit pour la énième fois et parce que c’est dans sa nostalgie qu’elle puise sa force et trouve la source d’un plaisir à chaque fois renouvelé. Si vous trouvez une meilleure philosophie de vie, faites-moi signe.

EmmanuelLorenzi
9
Écrit par

Créée

le 2 sept. 2022

Critique lue 2K fois

11 j'aime

14 commentaires

Critique lue 2K fois

11
14

D'autres avis sur Dalva

Dalva
rivax
9

Critique de Dalva par rivax

Harrison, que j'ai découvert grâce au recueil de nouvelles 'la femme aux lucioles', ne m'a pas déçu dans ce roman que plusieurs fans de l'auteur m'ont présenté comme son chef d'œuvre. Dalva, c'est le...

le 12 janv. 2011

9 j'aime

2

Dalva
Aelyse
6

Critique de Dalva par Aelyse

Merci petit Jésus, j'ai enfin terminé ce bouquin. Cette première phrase en dit long sur mon ressenti. Non pas que ce soit mauvais: c'est bien écrit, bien construit, réaliste. Mais je suis totalement...

le 3 sept. 2013

8 j'aime

1

Dalva
JessicaDubreucq
8

Critique de Dalva par Jessica Tomodachi

Il y a un peu plus d’un an déjà, Jim Harrison, dit Big Jim, quittait notre monde. Je ne m’étais jamais vraiment penchée sur l’œuvre de ce grand romancier américain; ma seule expérience de lecture fut...

le 23 juil. 2017

5 j'aime

4

Du même critique

L'Insoutenable Légèreté de l'être
EmmanuelLorenzi
8

Critique de L'Insoutenable Légèreté de l'être par Emmanuel Lorenzi

Je ne me souviens pas exactement pour quelles raisons j’ai eu envie de me frotter à l’oeuvre de Milan Kundera, et en particulier à son roman phare : L’insoutenable légèreté de l’être. Il y a...

le 2 mai 2019

24 j'aime

12

La Compagnie noire
EmmanuelLorenzi
5

Critique de La Compagnie noire par Emmanuel Lorenzi

L’écrivain américain Glenn Cook est surtout connu pour être l’auteur du cycle de la Compagnie noire, une série à succès que d’aucuns affirment classer dans la dark fantasy. On n’épiloguera pas ad...

le 8 nov. 2012

18 j'aime

10

The Bookshop
EmmanuelLorenzi
8

Une fausse comédie romantique britannique, plus subtile et délicate qu'il n'y parait

Les films qui évoquent les livres ou le travail de libraire ne courent pas les rues, The Bookshop fait donc un peu figure d’ovni dans un paysage cinématographique qui tend à oublier d’où provient son...

le 10 janv. 2019

17 j'aime

33