Dans son superbe article de 1986, l'autrice Ursula K. Le Guin proposait une alternative au récit traditionnel mettant en scène la figure du Héros. Pourquoi, au lieu d'assujettir tous les personnages, lieux et évènements à cette seule figure, celle du personnage agissant, ne pas s'émanciper de la forme dominante de la narration pour revenir à un autre type de fiction ? Publié en 1996 (2017 pour la version française), Dans la forêt de Jean Hegland est une magnifique proposition en réponse à cette question ouverte.
Deux soeurs adolescentes, isolées en lisière d'une forêt, attendent paisiblement que la civilisation reprenne son cours habituel. Pour patienter jusqu'au retour de l'électricité, l'une pratique sans relâche ses exercices de danse classique tandis que l'autre étudie en vue d'entrer à Harvard. Peu à peu, la perspective d'un nouveau monde s'impose à elles...
On suit le récit du point de vue de l'une des soeurs au travers de son journal, mais elle n'a pas plus d'importance que l'autre : elle n'est qu'une facette au travers de laquelle notre regard perçoit le déroulé du roman.
Porté par une très belle écriture, en phase avec le rythme naturel du récit, on découvre ces deux personnages et leur passé familial, mais aussi - et surtout - leur environnement. Qu'il s'agisse de leur maison, de la forêt attenante, de sa flore et sa faune, des évènements ou des saisons qui se succèdent, chaque élément semble avoir la même importance, et le roman transmet bien davantage un ressenti, une émotion, une ambiance, qu'un simple récit allant d'un point A à un point B.
Une très belle lecture qui nous invite à remodeler notre imaginaire. Il est bel et bien possible de "raconter une histoire vraiment prenante sur la manière dont j’ai arraché un grain d’avoine sauvage de son épi, puis un autre, et un autre, et encore un autre, puis sur comment j’ai gratté mes piqûres de moucheron, et Ool a dit quelque chose de drôle, et nous sommes allés à la crique où nous avons bu un coup, et où nous avons regardé les tritons un moment, et puis j’ai trouvé un autre carré d’avoine…"