Sur le « Monde de Kern », on guette depuis des millénaires le chant énigmatique de la Messagère. Des équations mathématiques qui enchantent les sens mais posent aussi la question de l’origine de l’intelligence. Avant d’être transformé en terre habitable, le « Monde de Kern » a été au cœur d’un projet d’ampleur prométhéenne. Après avoir terraformé la planète, y avoir importé le biotope terrestre, l’humanité a tenté de l’ensemencer avec une espèce suffisamment évolué pour lui servir de domestique, quitte à forcer la nature à l’aide d’un nanovirus. Hélas, des dissensions internes ont provoqué l’écroulement de la civilisation humaine. Des décennies de guerre civile où les belligérants ont déployé un arsenal effrayant, pollué définitivement la biosphère terrestre, éradiquant au passage toute intelligence artificielle dans les colonies. Un âge glaciaire s’ensuivit, une longue pause permettant aux survivants de reconstruire une société industrielle fragile, mais précaire. À l’heure où leurs successeurs quittent une Terre désormais hostile à la vie, que s’apprêtent-ils à découvrir sur le « Monde de Kern » ? Un nouvel Éden où fonder une civilisation viable ? Ou une planète peuplée de concurrents acharnés à les repousser dans les poubelles de l’Histoire ?


Nul doute que Dans la toile du temps devrait ravir les amateurs d’une science-fiction ouverte sur les possibles, faisant des sciences et technologies l’objet de vertigineuses spéculations. Sur ce point, le roman d’Adrian Tchaikovsky tient toutes ses promesses, et bien davantage si l’on en juge son dénouement ouvert, appelant des développements ultérieurs. Hélas, la caractérisation des personnages n’apparaît pas exempte de faiblesses. Rien de dramatique, mais de quoi gâcher toute une partie de la narration du roman, on va y revenir.


La quatrième de couverture dresse un parallèle entre ce roman et le cycle de l’Élévation. Indépendamment du processus de l’Exaltation, évolution programmée vers l’intelligence et la conscience de soi d’une autre race par le truchement d’un virus mutagène, la comparaison avec la série de David Brin ne paraît pas abusée, l’auteur américain étant même crédité par l’intermédiaire d’un astronef portant son nom. Pour autant, on pense aussi à Gregory Benford, voire à Vernor Vinge, en particulier à son roman Aux Tréfonds du ciel et à ses araignées pensantes.


Dans la toile du temps pourrait être surnommé les araignées dans l’espace. Après les calamars de Stephen Baxter, les homards de Charles Stross, une variété d’araignée, la Portia Labiata, sert de cobaye aux spéculations documentées d’Adrian Tchaikovsky. L’une des trames du roman est entièrement dédiée à l’évolution d’une souche de Portia, génération après génération, vers la civilisation technologique, transformations génétiques et mémétiques y comprises. Cet axe du récit apparaît comme le plus passionnant. On suit les progrès de cette population d’arachnides, via le point de vue de plusieurs individus, femelles ou mâles. Sur un laps de temps s’étendant sur des milliers d’années, Portia, Fabian, Bianca, Viola, nous guident sur le long chemin de l’intelligence, de la conscience de soi et d’autrui, puis de l’édification d’une société organisée, apte à échafauder des réalisations communes. Un chemin, bien sûr, semé d’embûches, de guerres territoriales contre d’autres espèces animales, notamment les fourmis, ne faisant pas l’économie des pandémies liées à la surpopulation et des conflits internes, y compris religieux lorsque les signaux de la Messagère sont interprétés comme des oracles. Un cheminement optant pour des solutions techniques différentes, adaptées à la morphologie, à la chimie et à la perception du monde des araignées et de leurs voisins, qui donne naissance à un modèle sociétal original, une sorte d’anarchie souple organisée en réseaux. Bref, un struggle for life stimulant, non dépourvu d’une dimension sociale, notamment pour ce qui concerne la lutte pour l’égalité des sexes, dont les enjeux sont ici inversés du fait de l’atavisme des araignées.


Malheureusement, la seconde trame ne paraît guère convaincante. Avec le retour des hommes, du moins de leurs descendants affaiblis, condamnés à cannibaliser les antiques technologies pour survivre, Dans la toile du temps joue avec les ressorts du thriller. Une énième lutte pour la suprématie débouchant sur un happy-end optimiste et fédérateur qui paraît un tantinet bâclé, tant le dénouement se révèle précipité. Mais surtout, bon nombre de personnages humains sont complètement ratés, n’offrant au mieux qu’une psychologie brossée à (très) gros traits. Entre l’ingénieure Lain dont on peine à percevoir les motivations, l’autoritarisme de Guyen, le commandant de l’arche stellaire, et la pusillanimité agaçante de Holsten, l’historien linguiste de l’équipage, Adrian Tchaikovsky déploie une belle galerie de stéréotypes dont les faits et gestes sont au mieux prévisibles, au pire d’un ennui cosmique.


En dépit de ce bémol de taille, Dans la toile du temps demeure pourtant un roman de science-fiction fort recommandable. Un récit porteur d’une altérité fascinante qui résiste avec vigueur à l’écueil de l’anthropomorphisme. Et puis, rien que pour découvrir une civilisation développant une technologie non numérique, fondée sur la programmation de robots biologiques via un usage raisonné des phéromones. Rien que pour suivre l’évolution et l’histoire d’une espèce différente, avec un luxe de détails rarement superflu, le roman Adrian Tchaikovsky se révèle comme un must-read.


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leleul
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le 20 mai 2018

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