L’effondrement dans des nuages cotonneux

Demain les chiens présente, de manière décalée (au moyen de contes pseudo mythologiques), un monde où les chiens constituent l’espèce dominante (ou ayant une intelligence supérieure) alors que les humains n’existent plus (ou peut-être n’ont jamais existé d’après les spécialistes canins les plus trendy). Le récit a été conçu par Clifford Simak dans le cadre de son sentiment de la faillite de l’être humain : la guerre, l’arme nucléaire, etc. (surprenant pour un ouvrage de science fiction, n’est-ce pas ?). Ainsi, les chiens constituent une société « idéale » (je ne sais pas si l’auteur l’envisageait ainsi ; je n'en suis pas sûr) dans laquelle le progrès ne constitue plus une obsession (Simak en a après la manie humaine de la machine et de la technique, ainsi qu’il le dit dans son avant-propos), de laquelle le meurtre a été banni (j’imagine donc que les chiens mangent de la soupe), où il n’y a pas de passé, pas de temps, que de l’espace. Ça commence à faire beaucoup de choses bizarres ; science fiction d’accord, mais quand même bizarre. Passons sur les jugements de valeurs prêtés aux uns et aux autres sur les comportements des chiens, des humains, des ours.


En fait, à bien des égards, Demain les chiens suscite la surprise, du moins l’incrédulité polie du lecteur (en tous cas pour mon expérience personnelle de cette lecture) : je suis d’accord sur le fait que les chiens n’appréhendent pas le monde qui les entoure de la même manière que les humains, et qu’il est très probable que le lecteur du livre soit un humain (pas loin de 100% de chances). L’auteur semble donc nous suggérer que les éventuelles incohérences n’en sont pas et que tout ce qui peut passer pour des oublis ou des dissonance relèvera sans doute d’un postulat (c’est souvent à travers l’introspection du robot Jenkins qu’il nous glisse cette idée, quand Jenkins se dit qu’il n’est pas un humain et qu’il ne peut donc pas réfléchir comme un humain). Alors oui, mais non : tu m’as pris pour un idiot Clifford ? Tu crois que je pense que t’es un chien ? Toi aussi t’es un humain et donc les écarts sont des écarts et tu le sais : à chaque fois qu’il y a distance, qu’il y a une fondrière dans la narration, la réflexion achoppe plus ou moins. L’auteur abdique et avorte plutôt que de s’enfoncer dans l’invraisemblable. Qu’on s’entende bien : cela ne remet pas en question la qualité d’une histoire qui a des partis pris très osés, un développement et une narration très intéressants. Mais on a souvent des moments de flottement un peu étranges qui tiennent à la difficulté à penser une pensée non humaine.


Pour se convaincre un peu plus de tout ça (ou pas d'ailleurs), parlons de l’épilogue. Cet épilogue dont l’auteur ne sait pas vraiment s’il doit être inclus dans l’œuvre, s’il est pertinent au regard du reste. Toute interprétation gardée, cet épilogue porte beaucoup plus de sens qu’il ne peut en donner l’impression au premier abord. Tout d’abord c’est un hommage à John W. Campbell, ça parle de mort et de disparition. Très bien. Mais surtout c’est une sorte de condensé du propos du livre. Pas un résumé ; une synthèse heuristique. Et c’est peut-être cet épilogue qui donne à l’ouvrage sa portée actuelle, en révélant de but en blanc quel est l’objet de son histoire : l’extinction. Celle des hommes, bien sûr, mais pas seulement. Celle des chiens, celle des fourmis, celle des robots. Celle de la vie et de la conscience. Celle du passé. Une utopie, hein ? La lecture de ce livre m’a foutu une angoisse pas possible. En raison de la distance du vécu avec l’utopie ? Non. En raison du pessimisme (peut-être sur-interprété) de la réalité contre laquelle se construit cette société canine (celle qui est semi-diégétique, qui produit les notes précédant chacun des contes). En raison de l’inconsistance de cette utopie qu’on ne connaît qu’à travers un passé légendaire et où le savoir semble être devenue une idée assez vague. En raison enfin de l’effondrement qu’elle suggère et de l’illusion de l’éternité qu’elle détruit.


Le robot Jenkins peut être vu comme la figure de l’auteur qui parcourt ce monde du début à la fin, qui le voit s’écrouler petit à petit, qui est témoin même de l’impossible : la mort d’un robot, la mort d’une chose qui ne meurt pas. Il traduit l’inquiétude sourde face à un monde qui disparaît, la nostalgie du révolu et les craintes associées aux transitions. Parce qu'autant Demain les chiens relate des disparitions (et pas des « je meurs 5 minutes et je reviens dans l'épisode suivant », c’est des gros « pour toujours »), s’inscrivant dans des échelles de temps qui nous dépassent pour mieux faire passer la pilule, autant il propose en sous-texte des rebonds : le rebond de l’humanité avec Jupiter, le rebond des chiens avec les mondes des « horlas », le rebond des robots qui retrouvent du sens à leur existence. Le rebond des fourmis surtout, après le coup de pied créateur :



« Joe était alors revenu donner un coup de pied dans leur habitat, brisant le dôme et renversant le monticule (…) L’œuvre de destruction accomplie, il avait tourné le dos aux fourmis, sans plus s’en soucier. Mais ce coup de pied avait suffi à les motiver. Plutôt que renouer avec leurs idioties d’insectes, elles avaient, face à l’adversité, lutté pour préserver leurs acquis. Le coup de pied de Joe avait joué le même rôle que l’âge glaciaire du Pléistocène auprès des humains, propulsant une race entière vers de nouveaux accomplissements. » (page 318, « Épilogue »).



C’est peut-être là que se trouve le message d’espoir de Simak (si c’en est un, parce que la société des fourmis est empreinte d’une espèce de religiosité merdique), bien plus que dans la société canine, qui, quoi qu’on en dise, relève pas mal du clan des bons toutous. Et ça, c’est souvent plus énervant qu’autre chose.

Menqet
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le 24 août 2019

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