Dune
8.1
Dune

livre de Frank Herbert (1965)

Partez en voyage, à tout jamais.

Il est impossible de prétendre connaitre le genre de la science-fiction sans avoir, tôt ou tard, pris connaissance de l’oeuvre herbertienne. Elle constitue un géant du genre, une entité sans pareille qui demeure toutefois largement méconnue pour ce qu’elle est réellement. Si Herbert a bel et bien écrit de très bons ouvrages en dehors de Dune (L’étoile et le fouet, Dosadi, Destination vide), c’est cette œuvre majeure qui prendra le plus de place dans la carrière de l’homme.


Dune comporte une dimension qui lui est toute propre. L’ouvrage transcende le genre pour imposer sa propre grille de lecture de l’univers, de notre univers. Au-delà du récit, le livre possède une dimension mystique. Il a son vocabulaire propre (le lecteur est invité à comprendre davantage le monde de Dune en découvrant en fin d’ouvrage annexes et lexiques élaborés avec génie par Herbert, conférant à Dune une dimension réaliste et profondément riche). On retrouve dans les paysages de la géante des sables un élément rare, pourtant partie des grandes œuvres de la science-fiction internationale : le mélange subtil entre médiévalisme et space opera qui caractérise également tant d’ouvrages de Jack Vance (le Castel Atréides sur Caladan est le produit d’un espace lointain qui emprunte pourtant à la richesse des châteaux forts dignes de La Loire). Herbert détaille et offre une description, à la fois limpide et légère, d’objets et de phénomènes infiniment complexes (le bouclier de Paul Atréides, la Voix Bene Geserit) en les déposant tout simplement là, traçant ainsi les contours d’un indémodable ouvrage. D’autres l’ont fait ? Peut-être, mais Herbert produit Dune en 1965.


C’est ainsi que, malgré la froideur de sa prose, Frank Herbert nous touche encore à l’heure actuelle tant l’imagination du lecteur a son mot à dire dans cette univers d’une richesse … spatiale.


S’agissant des personnages, Dune est fondamentalement anthropocentriste. Herbert travaille ses héros en les exploitant très loin. Il s’agit d’humains qui, si lointains soient-ils, confient aux lecteurs leurs (mêmes) peurs, lui font part de leurs sentiments, leur foi si proche, leurs ambitions, leur stature d’homme (Herbert aime l’analogie entre le Duc Léto et Churchill, voire Roosevelt, les percevant comme de grands hommes aux « pieds d’argile » (F. Herbert, « La Genèse de Dune », Bifrost, n°63, p. 125)). Et même si l’on croise des entités inconnues, c’est l’homme qui possède le monopole de la réflexion chez l’auteur. C’est une révolution pour la SF : aucune machine ne domine la chaire, le jihad butlérien ayant fait table rase d’un (paradoxal) passé mécanique. En quelque sorte, l’homme s’auto-domine : il génère des mentats (humains-ordinateurs et pas ordinateurs humains), transcende la génétique (la recherche du Kwisatz Haderach du Bene Geneserit), et croit détenir la suprématie sur d’autres races. Tiens donc, un devoir de mémoire ?


Souvent, on entend que Dune est un univers si riche, qu’il englobe le religieux, la géopolitique, l’énergétique, la psychanalyse... C’est faux et vrai à la fois. C’est d’abord faux parce que personne, hormis peut-être Herbert lui-même, n’est à même de prétendre comprendre toute la complexité de l’œuvre dans toutes ses dimensions. Il faut être franc : à la lecture de Dune, il arrive de penser que l’auteur, incorrigible touche-à-tout, s’est peut-être lui-même fourvoyé en analysant certains thèmes. Il relèverait de la malhonnêteté intellectuelle que de ne pas l’envisager. Si Dune ne peut être appréhendé dans toutes ses dimensions, c’est simplement parce que personne ne peut prétendre s’improviser psychanalyste, géopolitologue, biologiste, écologue, militaire et prophète à la fois. Pas même Herbert. La seule étude d’un seul de ces domaines mobilisant l’énergie d’un homme pendant toute une vie. Il y a, dans sa rêverie, un moment où son réel quitte la réflexion pour entrer dans la spéculation pure, brute. Et c’est précisément cela qui fait de Dune un chef d’œuvre hors norme, inépuisable, ne fût-ce que par ses interprétations : une vision libérée de toute contrainte … De la SF, en somme.


C’est pourtant également vrai. Dune recouvre en effet mille champs d’étude. Dune est un laboratoire à concepts. L’ouvrage a permis à son concepteur d’expérimenter. Comme chacun de ces thèmes nécessiterait des dizaines de pages à lui seul, on examinera ici brièvement certains thèmes majeurs de l’œuvre (pour une recherche plus fouillée des thèmes abordés dans Dune, lire C. Ecken, « Livres des sables : Mosaïques de Dune », Bifrost, n°63, pp. 129-144).


La géopolitique herbertienne se dessine dans un monde aride, violent et riche en ressources rares (l’épice). Les signaux de l’auteur nous renvoient explicitement un monde arabe en pleine crise : 1965, l’Etat d’Israël est né depuis 17 ans suite à l’impulsion occidentale et le conflit qui bouscule encore le monde d’aujourd’hui fait déjà rage depuis des dizaines d’années. En 1956, anglais et français interviennent dans le Sinaï afin d’assouvir leurs appétences économiques en Egypte mais sont réprimés diplomatiquement par les Etats-Unis et la Russie, nouvelles grandes puissances de l’époque. On parlait de ressources rares. L’épice, bien sûr, est le pétrole et la CHOM (Confédérat des Honnêtes Ober-Marchands), l’OPEP (F. Herbert, « la Genèse de Dune », Bifrost, n°63, p. 125). Frank Herbert, en 1965, place le lecteur au cœur de tribus freemens en quête d’un messie. Comment ne pas mieux synthétiser un monde arabe en perte de repères à une époque où le rouleau compresseur occidental s’impose à l’Orient tel un enfant assoiffé de sucreries pétrolières ?


Evidemment, Dune est un sommet de la politique fiction. C’est par là même que le père de Dune fait de la SF un genre littéraire ‘sérieux’. C’est en traitant l’imaginaire à la lumière de problèmes complexes que s’invente une SF, elle aussi, complexe. Mais si cette politique est récurrente, elle n’en constitue pas moins la pièce la plus ancrée dans l’univers de l’ouvrage. Si pour ses religions fictives, l’américain puise dans ce qui s’est fait sur notre terre à nous, le passé de l’homme ne transparait pas aussi explicitement dans les jeux politiques de Dune. Quoique. On en dira pas plus.


Herbert aborde aussi le thème du religieux de manière désabusée et profondément ambivalente. L’auteur ancre le culte au cœur de Dune et pointe sa dimension colonisatrice. Après le Bene Gesserit, la religion deviendra dans les tomes ultérieurs un véritable instrument de manipulation des masses. On rejoint ici la réflexion psychanalytique qui se fonde sur les travaux de C. Jung, disciple de Freud, l’auteur ayant étudié les enseignements du psychanalyste. Frank Herbert dessine une humanité manipulée par la puissance corruptrice des foules, agitées par les marionnettistes du pouvoir. Hitler sera cité dans les tomes suivants comme un génie de la stratégie militaire. Avec habileté, l’auteur croise deux thèmes récurrents qui marquent l’histoire de l’humanité en évoquant le devoir de mémoire qui, dans une lointaine époque, aurait cédé le pas aux impératifs militaires. L’histoire se répète et Herbert le rappelle. Toujours imprégné d’Orient, le thème mêlera l’Islam à d’autres cultes pour créer d’intéressantes hybridations religieuses telles que le zensunnisme.


Lié au religieux, le thème du prophète est incontestablement au centre du récit dunesque. Le prophète Paul surgit parmi les freemens à l’heure où l’univers semble s’acharner sur la planète des sables. Un nouveau clin d’œil, peut-être, à l’Orient violenté par la folie de religions monothéistes, lieu de convergence de nombreux prophètes.


Enfin, l’écologie de Dune est un autre thème de taille abordé par l’auteur. Mais comme on ne s’improvise pas biologiste et qu’il semble y avoir sur la planète des sables autant d’enjeux écologiques que sur notre bonne vieille terre, on laissera la complexité du thème à d’autres critiques. D’ailleurs, tout cela ne sera jamais aussi bien expliqué que dans Dune.


Ces pages sécrètent ce même effet euphorisant qu’une mélodie placée au creux de l’oreille au moment opportun. Sous ses airs kafkaïens, l’œuvre herbetienne détient l’immense avantage de permettre de multiples interprétations. Evasif ? Absolument pas. Flou ? Encore moins. Troublant reflet de notre ère ? Résolument.


Avant d’être une véritable histoire, Dune est avant tout la description d’un monde, d’un univers, d’une fresque galactique dont l’immensité s’étend au-delà de l’imagination du lecteur, voire de l’auteur lui-même. Frank Herbert ne nous conte pas seulement l’histoire de la Maison Atréides et des méfaits de son ennemie, celle des Harkonnens, il nous plonge au cœur des émotions et des pulsions d’un macrocosme futur dont les milliers de mondes reflètent étrangement nos sociétés d’aujourd’hui... Herbert est un visionnaire. Le mythe de Dune est écrit entre 1965 et 1979 et résonne encore aujourd’hui, plus que jamais.


Dune est indétrônable. Cette œuvre devrait à tout jamais demeurer au panthéon de la littérature avec un grand L. Elle devrait être utilisée comme manifeste de la SF afin de lui ôter pour toujours son maudit qualificatif de « para »-littérature …

Biohazardboy
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le 1 mars 2013

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Biohazardboy

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