Proust au Chelsea Hotel
Il faut se souvenir qu’à la parution d’East Village Blues en 2019, Chantal Thomas, pas encore immortelle, était la spécialiste de Sade et Casanova, historienne dix-huitièmiste des salons littéraires,...
le 6 août 2025
Il faut se souvenir qu’à la parution d’East Village Blues en 2019, Chantal Thomas, pas encore immortelle, était la spécialiste de Sade et Casanova, historienne dix-huitièmiste des salons littéraires, barthésienne émérite, chercheuse au CNRS, essayiste reconnue passée à la fiction avec des romans historiques qui l’amènent au grand public (Les Adieux à la Reine, L’échange des princesses). Elle avait commencé son tournant autobiographique avec Cafés de la mémoire (2008) et Souvenirs de la marée basse (2017), deux beaux livres sur sa jeunesse et sa mère, et voilà qu’on la suit à New York, juste après avoir soutenu sa thèse sur Sade avec Roland Barthes, en plein dans les années 1970. L’East Village était encore ce repère de poètes fous, beatniks pas repentis dans le sillage de la Beat Generation de Kerouac, Ginsberg et consorts. Ce livre m’enchante à chaque lecture car Chantal Thomas est d’une élégance et d’une liberté absolues : dans ses goûts littéraires, ses choix de carrière, ses voyages (en autostop), ses amours (saphiques, mais pas que).
Le récit s’ouvre en 2017. Chantal Thomas revient dans l’East Village dont il ne reste rien, surtout pas l’esprit, et entreprend alors d’en ressusciter le souvenir dans un geste proustien sans aucune nostalgie. On la suit déambulant dans le Village de party en party, parfois jusqu’au mythique Chelsea Hotel, on lit avec attention sa comparaison des boîtes lesbiennes parisiennes et newyorkaises. Au détour d’une église, elle se souvient de lectures publiques de poèmes hallucinés. Chantal Thomas est finalement maîtresse d’un certain art du “en même temps”. Barthes, l’étude du texte, la culture française de la littérature livresque et de l’absolue nécessité, et en même temps la poésie beat de Kerouac, le décloisonnement, l’extension du domaine de la littérature hors des livres, Patti Smith et Joan Baez, Bob Dylan prix Nobel. Et elle réunit tout cela avec grâce, pudeur, presque avec évidence. Le corps, et l’esprit.
Assise à une table, je regardais danser mes compagnes, j’étais excitée par le spectacle et par l’idée de briser un interdit. Troublées par la vision de femmes en train de se caresser, de s’embrasser, nous n’en débattions pas moins avec fièvre sur Lacan, Deleuze, Bataille. (p. 74)
Ses goûts littéraires ont aussi une unité. Qu’est-ce qui relie les deux rouleaux les plus fameux de l’histoire littéraire, Les Cent Vingt Journées de Sodome de Sade, et Sur la route de Kerouac ? Ce sont des “gestes de prisonniers”, des “efforts vers la liberté” (p. 140), matérielle pour l’un, spirituelle pour l’autre. Évidemment.
East Village Blues est un livre sur le temps qui passe et ce qu’il en reste. Que reste-t-il de la jeune Chantal Thomas en 2019 ? Un sens de la liberté, de l’émerveillement et de la littérature. Que reste-t-il de l’esprit beat du Village, cette immense party permanente ? Rien, sinon le récit qu’en fait Chantal Thomas. Puisque la poésie et la magie ont été chassées du monde, accueillons-les dans le grand refuge de la littérature.
Si la vie était une party, la si simple et extraordinaire question posée par Jack Kerouac : “Pourquoi ne nous arrive-t-il jamais de pleurer de joie du seul fait d’être vivants ?” ne nous atteindrait pas. Alors qu’au sortir d’une fête, ivres et brisés, et bizarrement lucides, nous la découvrons avec le lever du soleil. Elle s’insinue partout en nous, en chacun de nos membres, de nos organes, sous chaque millimètre de notre peau, et soudain, hors raison, nous fait éclater en sanglots. (p. 165)
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Créée
le 6 août 2025
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