Quand sa mère était enceinte d'elle, Ada a reçu la visite des ogbanje. Jouant leur rôle d'esprits, ils l'ont façonnée allant et venant d'un monde à l'autre avec plaisir et malice. Mais voici qu'à la naissance, l'anomalie ou la destinée s'est produite. Les esprits se sont retrouvés piégés en elle. "L'Ada" est devenue cet assemblage complexe d'une personne en devenir et de ses hôtes venus d'ailleurs qui ont fait la promesse de retourner chez eux.
D'abord en demi-sommeil, les ogbanje nous racontent leur perception, leur manière d'observer Ada depuis cette zone liminale qu'ils habitent désormais. À la fois pas à leur place, mais de plus en plus attachés à leur véhicule. Ils nous racontent leurs différents éveil, les déflagrations dans la vie d'Ada qui les poussent à intervenir, à s' inviter dans le marbre de son esprit.
De leur chœur flottant et brumeux émergeront des individualités plus affirmées qui créeront avec Ada une véritable cohabitation consciente. Le rapport au corps d'Ada se fera plus poreux, permettant à Asughara (une ogbanje puissante) de s'en emparer par moments.
Dans "Eau douce", Akwaeke Emezi met en scène son double littéraire pour nous parler de ce que l'on appellerait en Occident le trouble dissociatif de l'identité. Mais elle le fait sous une forme qui s'exclue volontairement des questions de santé mentale. Elle en appelle à la cosmologie Igbo, à une vision différente de l'occupation du corps et de l'esprit, pour nous faire pénétrer à l'intérieur d'une existence d'exception. Le cheminement personnel d'Ada s'intègre dans un tout qui dépasse son être terrestre. Pour comprendre qui elle est, elle va devoir se souvenir d'où elle vient.
J'ai adoré la construction de ce livre qui est d'une grande intelligence. Les changements de narration interviennent au bon moment pour nous faire comprendre l'évolution intérieure qui s'opère en Ada et parmi les esprits. Nous ramener au point de vue des ogbanje permet de nous empêcher de recourir à nos interprétations et d'intégrer une autre manière de penser le monde.
Il faudra cependant accepter de plonger dans une histoire difficile. Ada n'est pas épargnée par la vie, elle développe un rapport compliqué à la sexualité, à la souffrance et à son propre corps. Si certaines de ses voies sont lumineuses, d'autres sont destructrices. Les ogbanje aiment Ada, mais ils sont aussi attirés par un retour vers leur monde et leur manière de chercher à la protéger peut paraître contre-productive à nos yeux d'humains.
J'ai eu la sensation d'explorer la multiplicité de l'intérieur dans ce qu'elle prodigue de protection contre un monde violent et de terreur face à la perte de contrôle. Une expérience hors du commun pour qui ne le vit pas au quotidien, qui prouve une nouvelle fois tout le pouvoir de la littérature.