Folies de la Renaissance, folies d'aujourd'hui

Toute la sève de la Renaissance humaniste se concentre dans ce petit écrit satirique, nourri à chaque seconde de références littéraires et philosophiques de l’Antiquité grecque et latine, assez pointilleux dans l’ensemble sur les questions religieuses.


Bien dans la lignée carnavalesque des tableaux de Brueghel l’Ancien, maniant la caricature aussi récurrente que dans les images de Jérôme Bosch, la Folie en personne, en habit de Fou (du Roi : bonnet à grelots pendants et marotte à la main), entreprend un discours dans lequel elle démontre qu’elle influence la quasi-totalité de l’humanité, sauf les grincheux, les pisse-froid et les cul-pincés religieux ou philosophes. Réaction salutaire aux exigences du rationalisme qui s’affirmait grâce au retour et à la réflexion sur la culture antique, ce petit écrit a quelque chose de rabelaisien ; non pas tant dans l’outrance et l’ « hénaurmité » descriptive et sensorielle de quelque Gargantua (Erasme est trop modéré, trop poli et trop soucieux de dialogue pour vexer quelqu’un en particulier – d’ailleurs, il s’abstient soigneusement de nommer clairement des individus, cibles de ses piques et de ses critiques) ; mais plutôt dans la présence d’une « substantificque moelle », latente derrière ses emportements de potache se payant le luxe de renverser le monde entre deux longues séquences d’études graves et prenantes. 
Dans ce plaidoyer pro domo, la Folie entend démontrer que les gens sont hypocrites en ne reconnaissant pas tout ce qu’ils lui doivent, puisqu’ils agissent follement à tout instant. Mais cette Folie est la folie joyeuse et séduisante des simples d’esprit, des fainéants, des jouisseurs, de ceux qui aiment la vie sans se prendre la tête ; à un certain moment de son écrit (Chapitre XXXVIII), Erasme est obligé de distinguer cette Folie sympathique, dont il fait l’éloge, et d’autres folies plus sinistres (meurtrières, fanatiques, etc.) qui ne relèvent pas de son Eloge. Pour situer cette Folie, ses meilleurs copains sont l’Amour-Propre, la Flatterie, l’Oubli, la Paresse, la Volupté, l’Etourderie, la Mollesse, la Bonne Chère et le Profond Sommeil (toutes abstractions à majuscules héritées des moralistes et des romanciers du Moyen Âge, par exemple « Le Roman de la Rose »).
Tous les grands centres d’intérêts des humanistes transparaissent dans les allusions successives : les ridicules de ceux qui coupent les cheveux en quatre en matière de théologie, de ceux qui rêvent rivaliser avec les plus grands génies sous prétexte qu’ils ont pondu une page ou deux en latin (Chapitre XLIX), de ceux qui échafaudent des théories fumeuses, de ceux qui croient à n’importe quel récit absurde... Toutes les catégories de détenteurs du pouvoir sont caricaturés (rois, princes, hommes de lois, Pape, cardinaux, évêques... Chapitres LV à LX), accusés d’hypocrisie, de cupidité et de duplicité.
Dans sa conférence, la Folie passe en revue tous les comportements, toutes les catégories sociales, et chacun en prend pour son grade ; nombre de ces critiques sont fort actuelles, et le lecteur d’aujourd’hui serait fort avisé de ne pas considérer cet opuscule comme une vieillerie qui ne contiendrait que des sarcasmes bien dépassés. S’il se donne la peine de chercher, il se reconnaîtra en plusieurs passages différents, selon qu’il est amoureux, engagé idéologiquement, vaniteux, inconséquent avec sa santé, croyant à quelque chose ou à rien du tout...
Ce texte rejoint le rôle de la comédie, dans la mesure où son objectif est de critiquer les mœurs de ses contemporains. On tirera bénéfice des réflexions sur le mariage (Chapitre XI), sur la nécessité de mener joyeuse vie pour rester jeune (Chapitre XIV à XIX), sur les superstitions (Chapitre XLI), l’avarice, les vanités diverses, etc.
Toutefois, Erasme ne peut soutenir jusqu’au bout son ton guilleret et insouciant ; vers la fin, c’est avec grand sérieux qu’il débat de questions théologiques de son temps (sous prétexte de démontrer que l’Ecriture Sainte elle-même fait l’éloge de la Folie), et son érudition religieuse tend à montrer qu’il sait faire preuve de ce sérieux excessif dont il se moquait quelques pages auparavant. Mieux, ses conseils pour devenir un bon chrétien contredisent l’attitude d’irresponsabilité euphorique qui règne dans le reste de l’opuscule. On goûtera ses quelques remarques intéressantes sur le mysticisme et les phénomènes surnaturels. Peu avant que Luther n’énonce ses propositions non agréées par l’Eglise Catholique, Erasme nous offre une liste de tout ce que l’on pouvait reprocher au clergé dans son comportement, et de l’absurdité de certains de ses discours (à partir du chapitre LIII).
Un joyeux déboulonnage des vanités humaines, toujours pertinent aujourd’hui.
khorsabad
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le 26 sept. 2014

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