Un ton singulier, il y en a un dans En attendant Bojangles. C'est celui de Olivier Bourdeaut, écrivain nantais qui signe ici son premier roman. D'abord, et c'est hélas de plus en plus rare aujourd'hui, Bourdeaut choisit la légèreté et la loufoquerie pour entrer dans le monde littéraire. Bourdeaut n'a pas peur d'essayer de faire rire. Il ne réussit pas toujours, mais parvient, au moyen d'un récit à plusieurs niveaux de lectures, à étonner sans cesse son spectateur. L'histoire nous est racontée à travers différents points de vue : le premier est celui d'un enfant, qui regarde le monde avec les yeux d'un enfant, en s'arrêtant à la première lecture, en ne comprenant pas tous les ressorts de sa complexité. Le second est celui de son père, qui lui regarde sa vie avec recul et distance. Leurs deux regards, pas si différents, se répondent et s'interrogent, alors qu'intervient dans leur récit un troisième personnage : celui de sa mère et de sa folie, séduisante autant que finalement dangereuse.


L'écriture de Bourdeaut est simple, gracieuse, tout entière dévouée aux bifurcations étonnantes de ses personnages. On pourrait regretter que l'auteur n'épouse pas totalement dans son style la folie pure qu'il entend décrire, mais son choix remet finalement de la distance. En effet, loin du propos attendu que le roman n'évite pourtant pas toujours – « la folie est un forme de sagesse » et autre clichés – Olivier Bourdeaut atteint au fil des pages une vraie cruauté. On voit que la folie, si séduisante et gracieuse au début du livre, se retourne contre cette femme et contre cette famille. Peut-on vraiment refuser de se plier aux normes ? Peut-on vivre en fantaisie sans craindre le retour au réel ? Le portrait de la mère qui est tendu en creux nous pose cette question : ce refus du monde normé qu'exprime son attitude résonne aussi comme un suicide, un abandon du réel. La thématique du mensonge, qui tient une grande place dans le roman, semble éclairer cette problématique. La mère, pour ne cesser de faire exister ce monde qu'elle a inventé, demande à son fils de se raconter des mensonges. Et le mensonge a cette ambiguïté là : il est une preuve de cette faculté humaine qu'est l'imagination, qui fait que l'homme peut rêver d'ailleurs, e forger d'autres réalités, ne cesser d'inventer ses façons de conduire sa vie. L'homme, finalement, est peut-être le seul être à mentir. Quand nous allons au cinéma, nous sommes prêts, assis dans une salle noire sur des fauteuils confortables, à adhérer pendant plus d'une heure à un mensonge, car nous avons besoin d'autres mondes, nous avons besoin de folie. Mais le mensonge est aussi un piège : il nous conduit vers l'illusion, vers une image de soi qui n'a ni fondement ni existence concrète.


Olivier Bourdeaut, finalement, ne termine pas sur la sagesse des fous, mais sur leur magnifique inconscience, qui révèle à la fois leur fêlure et leur beauté. En attendant Bojangles est l'histoire d'un refus du monde, mais ce refus n'est pas décrit comme une intention politique. C'est un autre cliché que le roman évite : Bourdeaut n'explique jamais les agissements si peu cohérents de ses personnages par une volonté de renvoyer au monde sa propre folie. Au contraire, il ne cesse de préserver son mystère, sa délicate étrangeté. Et si son mari a décidé de la suivre, c'est bien parce que lui aussi est fou, fou d'amour. C'est la plus belle piste du roman : l'amour, par nature irrationnel et inexplicable, est ce qui va pousser ses personnages à tout envoyer valser, à composer une vie qui n'en est pas une, à ne cesser de mentir pour que cette utopie continue, jusque dans la mort libératrice. Car la mort, dans ce roman, sonne vraiment comme une délivrance, comme le seul moyen possible pour continuer la fête. Sous ses airs de friandise jazzy, Bojangles cache un cœur noir et violent. Nina Simone continue de chanter, mais dehors l'orage commence à gronder.

B-Lyndon
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le 9 oct. 2016

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