Enfance
8.1
Enfance

livre de Maxime Gorki ()

Privé de son père mort très jeune et de sa mère qui doit gagner sa croûte, Gorki est élevé par ses grands-parents dans une maison familiale où se côtoient, outres les patriarches, ses deux oncles, ses cousins, un peu plus tard des locataires. L’écrivain décrit ce monde dans une langue assez simple qui traduit parfaitement la dureté et le dénuement de ces années.

La violence physique y est omniprésente : le jeune Gorki est battu dès qu'il dévie du droit chemin, par son grand-père en premier lieu bien sûr, mais aussi parfois par sa grand-mère et même par sa mère, quand celle-ci rejoindra la maison familiale. Or notre garçon a du caractère : il ne dédaigne pas les "polissonneries", dès lors qu'un adulte ne lui revient pas.

Traditionnellement, le grand-père incarne l'ordre, les interdits, les punitions, quand la grand-mère adoucit de ses merveilleuses histoires la rude existence du jeune Maxime. Tous deux sont de fervents croyants, mais ils n'ont pas le même dieu : celui du grand-père est un dieu intransigeant, châtiant tout manquement à la loi, disons pour simplifier celui de l'Ancien Testament ; celui de la grand-mère est amour et réconfort, c'est celui porté par le Christ. Bien sûr, Gorki optera pour la version aimante. On pourra voir derrière le dieu du grand-père l'ombre du stalinisme, bien que Gorki ait été porté aux nues par le petit père des peuples, qui tenta de le récupérer politiquement.

Comme toujours dans la littérature russe, il y a de l'excès dans les actes et les personnages, qu'on pense aux deux oncles qui se déchirent violemment, au personnage de Bonne-Affaire qui fascine le garçon, à son cousin le jeune Sacha qui fuit l'école car on l'y humilie et qui raconte qu'il a "oublié où elle était". Mais la palme revient aux patriarches : la grand-mère se fait battre plus souvent qu'à son tour par son pourtant chétif mari mais elle l'accepte ! Non toutefois sans lui avoir balancé quelques insultes.

Tout n'est pas pourtant aussi savoureux dans Enfance : la première moitié du récit ne m'a pas toujours passionné. A partir du déménagement dans un immeuble avec des locataires, l'arrivée ensuite de la mère qui se remarie, on tourne les pages avec beaucoup plus de plaisir. C'est d'ailleurs là que j'ai commencé à repérer des passages remarquables. Page 238, deux images simples et fortes :

Ma mère entra et sa robe rouge fit paraître la cuisine plus claire. Elle s'assit sur le banc près de la table, entre grand-père et grand-mère, et les larges manches de sa robe s'étalaient sur leurs épaules. Elle leur parlait tout doucement, d'un air grave, et ils l'écoutaient en silence, sans l'interrompre. Ils paraissaient tout petits à côté d'elle et on aurait dit qu'elle était leur mère.

Page 242, la scène réjouissante où le jeune Gorki déforme volontairement les mots dans son apprentissage de la lecture :

(...) ainsi, je disais "étapes" au lieu d'"espaces". Ma mère me reprenait : "allons, réfléchis un peu, pourquoi "étapes", petit monstre ? Es-pa-ces, tu comprends ?
Je comprenais fort bien, mais je n'en disais pas moins "étapes", c'était plus fort que moi.
Alors, elle se mettait en colère, me traitait de sot et d'entêté, et cela me faisait de la peine. Je m'appliquais à retenir ces vers maudits et je me les récitais sans faute mentalement, mais je ne pouvais les prononcer tout haut sans les estropier. J'en venais à les haïr, ces vers insaisissables, et, de colère, je les défigurais exprès, en mettant à la suite les uns des autres des mots qui avaient la même sonorité : c'était absurde, mais j'étais content quand les vers ensorcelés avaient perdu tout sens.

N'avons-nous pas là affaire à une authentique démarche poétique ? Aussi précoce que féconde ?...

Page 310, Gorki approche des 12 ans et donc de la fin de ce tome, qui sera complété par deux autres. Peut-être est-ce la maturité qui confère ce lyrisme nouveau à l'écriture :

Quel plaisir de rester étendu et de contempler les étoiles dont l'éclat grandit, approfondissant le ciel à l'infini. Cet abîme où le regard se perd découvre sans cesse de nouvelles étoiles ; il vous soulève, vous attire sans effort. Vous éprouvez une sensation étrange : est-ce la terre qui s'est réduite à votre taille ou bien vous qui avez miraculeusement grandi, vous confondant avec tout ce qui vous entoure ?
L'obscurité croissait, le silence augmentait, mais partout, invisibles, des cordes sensibles étaient tendues ; qu'un oiseau chante dans son sommeil, qu'un hérisson passe en courant, qu'une voix humaine s'élève avec douceur, le moindre de ces bruits donnait une sonorité particulière et nouvelle, soulignée avec amour par le silence frémissant.

La description d'une sortie d'usine est tout aussi inspirée. Page 316 :

En montant sur la banquette, on apercevait par les vitres du haut, au-delà des toits, les portes de l'usine éclairées par des réverbères ; elles étaient béantes comme la bouche noire d'un vieux mendiant édenté et une foule serrée de petits êtres s'y engouffrait. A midi, la sirène hurlait de nouveau, les lèvres sombres des portes s'écartaient, découvrant un trou profond, et l'usine crachait les gens qu'elle avait avalés. Comme un torrent noir, ils se déversaient au-dehors et le vent de neige échevelé qui balayait la rue les chassait dans leurs maisons. On ne voyait que rarement le ciel ; de jour en jour, au-dessus des toits et des tas de neige souillés par la suie, s'étendait un autre toit gris et plat dont la monotonie aveuglante serrait le coeur et pesait sur l'imagination.

Rêche, âpre, misérable, telle fut l'enfance émouvante de Gorki. Par l'écriture, le grand écrivain russe parvient à s'évader de sa réalité sordide, comme il le fit en se construisant une cabane dans son jardin, avec l'aide de son grand-père. Une sorte de royaume, qu'il pourra déployer plus tard dans son oeuvre.

7,5

Jduvi
7
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le 4 févr. 2023

Critique lue 16 fois

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