Etoiles, garde à vous ! (plus connu sous son titre original de Starship Troopers, mais j'aime bien ce titre français... étrangement repris d'une chanson de Guy Béart !) est un roman important dans la carrière de ce grand nom de la SF de « l'âge d'or » que fut Robert Heinlein, et qui, aujourd'hui encore, se traîne une assez triste réputation. En gros : Heinlein, plutôt libéral jusqu'alors, aurait tourné casaque et serait devenu un gros enculé de faf militariste... Et l'excellent film de Paul Verhoeven Starship Troopers, en jouant à fond la carte du second degré et de l'outrance pour mieux ridiculiser une certaine Amérique va-t-en-guerre avec une jubilation cynique, n'a sans doute guère arrangé les choses de ce point de vue (au passage, les différences sont très nombreuses entre le film et le roman, et pas seulement pour ce qui est du ton employé). Tout n'est pas si simple, pourtant, et on aurait tort de reléguer aux oubliettes cet excellent roman de science-fiction en raison d'a priori idéologiques mesquins.

Le roman, écrit à la première personne, nous place dans la peau de la jeune recrue de l'Infanterie Mobile Johnnie Rico, de son incorporation et sa rigoureuse formation jusqu'à une bataille décisive dans la guerre sans pitié que livre la Fédération humaine contre les terribles Arachnides. On est ici clairement dans un « roman d'apprentissage » (et j'ai par ailleurs cru comprendre que ce roman était dans un premier temps destiné à la « jeunesse », mais avait été refusé par l'éditeur habituel d'Heinlein en raison de son contenu « polémique » et de sa violence). Et, de ce point de vue, c'est d'ores et déjà une très grande réussite. On s'identifie en effet avec aisance à ce sympathique Johnnie Rico, très humain, très simple, capable d'exploits comme de bêtises, et ce en dépit des divergences idéologiques que l'on pourrait légitimement avoir à son encontre (j'y reviendrai). Rico est profondément crédible : ce n'est pas un héros, dont la moindre action est destinée à changer le monde, et qui va de combat en combat en triomphant nécessairement de ses ennemis ; non, c'est un type normal, un troufion parmi les troufions, qui se plante régulièrement. Et cette humilité est très appréciable.

Le roman, par ailleurs, est un modèle de rigueur pour ce qui est de la construction. Le premier chapitre, ainsi, nous plonge directement au cœur de l'action, tandis que le jeune soldat Rico, terrorisé, saute en compagnie de sa section des « Têtes Brûlées » sur une planète étrangère pour y effectuer un raid contre les Squelettes alliés des Arachnides ; l'action, remarquablement bien menée, a un parfum d'authenticité assez exceptionnel : on a vraiment l'impression d'accompagner ces soldats sur le terrain, d'être éjecté avec eux dans une capsule, puis de « sauter » à l'aide de son scaphandre en terrain ennemi, tandis que les explosions retentissent et que les ordres fusent. On y est, réellement. Puis, subitement, flash-back, et Rico de nous expliquer comment et pourquoi il a intégré l'armée : le droit de vote, sans doute ; en effet, dans la société de la Fédération, seuls ceux qui ont effectué leur service militaire ont le statut de citoyens et peuvent en conséquence voter. Mais Rico n'est pas un surdoué, ni un pistonné ; le seul horizon qui s'offre à lui est l'Infanterie Mobile, autrement dit l'armée, la vraie. Commence alors sa formation, d'une cruauté effarante (et qui occupe une bonne moitié du roman), puis on en arrive à son service actif, et puis ce sera l'école d'officier, etc. Et ce n'est qu'à la fin du roman que l'on retrouvera véritablement le combat, dans une parfaite symétrie... à ceci prêt que Rico découvre alors dans la douleur le contrepoids à l'autorité qu'il a fini par acquérir : la responsabilité.

Il n'y a donc guère d'action, finalement, dans ce roman guerrier (les Arachnides, d'ailleurs, ne sont quasiment pas mentionnés avant les deux-tiers du roman)... Mais on ne s'y ennuie pas pour autant ; le style fluide, les personnages attachants et tangibles, les anecdotes « authentiques » et les dissertations plus ou moins nauséabondes mais néanmoins cohérentes (voir plus bas...) font que l'on est tenu en haleine de la première à la dernière page. Un très bon divertissement, donc.

L'idéologie, dès lors, est-elle vraiment gênante ? Pas vraiment. En ce qui me concerne, du moins. D'ailleurs, même si le roman est très connoté « à droite », il ne faudrait probablement pas pour autant le cataloguer hâtivement comme « facho » (terme si souvent galvaudé, hélas, et je dois moi-même plaider coupable à l'occasion...). Il est une chose indéniable, ici : c'est l'éloge de l'armée. Pas de la guerre, du militarisme, de l'impérialisme, etc., non : de l'armée ; et la nuance est de taille... Heinlein, on le sait, est un militaire frustré, et c'est bien son amour de l'armée et de la discipline soldatesque qu'il clame ici (« amour », oui ; je vais probablement me faire huer pour cette pseudo-psychanalyse bidon machin chose, à laquelle je n'adhère pas totalement d'ailleurs, mais, en certains passages, j'ai vraiment eu l'impression qu'il y avait un côté érotique dans cet éloge très mâle, teinté d'un brin de perversion d'ailleurs, avec une complaisance pour la douleur subie passablement masochiste...). C'est là l'aspect principal du roman, et qui pourrait déjà en rebuter quelques-uns ; mais, pour hostile à l'uniforme que je sois, ça ne m'a pas vraiment gêné.

Au-delà, cependant, il est d'autres aspects polémiques, notamment dans les « cours d'histoire et de philosophie morale » du professeur Dubois, ancien de l'I.M., qui sont évoqués à l'occasion : Dubois, s'il ne fait pas à proprement parler l'apologie de la violence, est cependant ce que l'on appellerait en relations internationales un « réaliste », lointain disciple d'un Thucydide ou d'un Clausewitz, pour qui la violence peut être nécessaire, et a en tout cas été en maintes occasions un puissant moteur de l'histoire. Le lien avec Clausewitz, d'ailleurs, s'il n'est pas explicite, me paraît assez clair ici : on connaît la fameuse phrase du grand stratège selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens » ; c'est un peu cela que l'on retrouve ici, même si l'on aurait plutôt tendance à inverser la formule : la société de la Fédération est issue de la guerre, elle a été crée au lendemain d'une énième guerre mondiale par d'anciens combattants désireux de rétablir l'ordre et de créer une société viable (pour ma part, cela m'a fait penser, avec un certain frisson, aux projets de certaines Ligues de l'entre-deux-guerres, et notamment des Croix-de-Feu du colonel de la Rocque...). La justification du droit de vote accordé aux seuls individus ayant accompli – volontairement, il est important de le noter – leur service militaire (et non aux soldats en service, d'ailleurs : on l'oublie souvent quand on évoque le roman, mais les soldats, pas plus que les civils, n'ont le droit de vote, qui est réservé aux vétérans) n'est pas « aristocratique » à proprement parler, on ne leur confie pas le pouvoir parce qu'ils sont les meilleurs, les plus capables ou les plus intelligents (ni a fortiori en raison d'un autre critère tel que la richesse, la race, la religion ou le sexe...) ; simplement parce qu'ils ont su, au moins pour un temps, sacrifier leur individualité au bénéfice du groupe. Mais Dubois lui-même n'est pas forcément totalement convaincu par ce dernier argument, et, au final, en bon réaliste, en homme pragmatique par-dessus tout, il se contente très bien de ce simple constat : ça marche...

Cette société n'est effectivement pas démocratique ; l'éloge de l'armée, la valorisation du sacrifice de l'individu au bénéfice du groupe, tout cela peut sentir assez mauvais. Mais ce n'est en fin de compte qu'un point de vue bien limité. Il est en effet un aspect que les critiques d'Heinlein, quelque peu donneurs de leçons, ont tendance à oublier : c'est que l'armée est loin de correspondre à l'ensemble de la société ; et, en de nombreux passages du roman, on peut à vrai dire déterminer que celle-ci n'est en rien autoritaire, ni a fortiori totalitaire, et que le système décrit par l'auteur ne saurait donc être qualifié de « fasciste » : au-delà de l'armée, c'est même, semble-t-il, une société très libérale. Du coup, si l'on tient à tout prix à chercher un modèle historique à ce système, on fait à mon sens fausse route en le cherchant du côté du IIIe Reich ; cette caractéristique centrale du soldat citoyen, ce corps électoral restreint à l'individu prêt à se sacrifier pour son groupe, m'ont bien davantage fait penser aux cités de la Grèce antique, une sorte de fusion entre la démocratie athénienne, malgré tout, et, de manière plus évidente, Sparte (dont la constitution vertueuse et le mode de vie rigoureux faisaient jadis l'admiration de nos révolutionnaires, rappelons-le : un Robespierre, un Saint-Just, étaient bien plus adeptes de Lycurgue que de Solon).

Certes, il y a bien, de temps à autre, quelques dérapages qui ne plaident pas forcément en faveur de l'auteur – ainsi, contexte oblige, quelques piques anti-communistes à l'occasion (dont une contre la notion marxiste de « valeur » qui tombe quand même un peu comme un cheveu sur la soupe, et une critique du « communisme » platonicien qui vient relativiser le modèle antique que je décrivais à l'instant, je l'admets...), un discours sécuritaire sur les « jeunes délinquants » qui fait particulièrement froid dans le dos au vu de l'actualité, ou encore une sorte d'apologie des châtiments corporels... Tout ça ne sent pas très bon, certes. Mais ce n'est à mon sens pas rédhibitoire, d'autant plus qu'Heinlein n'est pas dupe des inconvénients du système qu'il décrit (même si celui-ci est assurément crédible, à l'inverse des absurdités vanvogtiennes...), et qu'il ne fait, après tout, que présenter le point de vue, pas forcément très assuré, du jeune Rico découvrant, avec une certaine naïveté parfois, l'âge adulte et ses complications.

Etoiles, garde à vous ! est ainsi un roman honnête et fort, très réussi, et qu'il serait dommage d'ignorer au nom du « politiquement correct »...
Nébal
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le 23 oct. 2010

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