livre acheté dans la librairie "Eureka street" à Caen. Librairie ainsi nommée parce que le parrain de la librairie est l'auteur de ce livre.


Très bon livre par ailleurs.
On regrette parfois de commencer un livre parce qu'on sait rapidement que le livre va être dur à finir et d'autres parce qu'il sera trop tôt fini, que le plaisir aussi intense soit-il se terminera trop prématurément.
Et Eureka street fait partie de cette deuxième catégorie. On commence le premier chapitre le sourire aux lèvres puis le deuxième avec le même plaisir et l'on sait que peu ou prou le reste sera du même acabit.


Ce livre bien écrit (et bien traduit) est généreux. L'écriture est poétique, parfois tendre et astucieuse pleine de décalages.
Les deux personnages principaux, (Chuckie et Jack) sont immédiatement sympathiques. L'un d'entre eux est un narrateur, l'autre est raconté à la troisième personne.


« Il traversa la rue vers Palestine Street. Une grosse voiture frôla sa silhouette massive en klaxonnant et en déviant brutalement de sa trajectoire. Il se retourna à peine tandis que le conducteur se penchait par la fenêtre pour lui crier une insulte. Chuckie leva le bras en un geste bassement profane et s’excusa de son mieux :
« Va te faire foutre, connard merdeux ! » hasarda-t-il.
Placide, Chuckie remonta Palestine Street. Bientôt, imagina-t-il, quand il aurait une voiture à lui, il se ferait un point d’honneur de klaxonner tous les piétons qu’il croiserait. Et si jamais il ne possédait toujours pas de voiture à la fin de l’année, il se promit d’en voler une. Il mourait d’envie de posséder une voiture. Il voulait sentir ce bien mobilier sous ses fesses. Il voulait sentir un volant entre ses mains adroites, un toit ouvrant au-dessus de sa tête. Il voulait rendre visite aux lave-voitures et aux garages. Il voulait fréquenter les parkings avec un engin à parquer. Chuckie aspirait à devenir un authentique citoyen automobiliste. »


L'on parle de la trentaine, d'amour, de guerre civile (l'action se passe à Belfast) de la violence, des doutes, du sexe, du plaisir, des regrets, des filles...


« Et j’ai regardé Mary en attendant. En robe bleue à pois comme les autres serveuses, elle se penchait pour nettoyer les tables. C’était le genre de fille sur lequel je n’aurais même pas pissé quand j’avais seize ans (j’ai appris cette expression par des filles qui l’avaient utilisée pour décliner mes tendres propositions). Mais maintenant, elle avait tout ce qu’il fallait. J’aimais ça chez les filles. Ces trucs bizarres qui vous donnaient follement envie de les posséder. Qui était responsable ? Où aurais-je pu me plaindre ?
Quand elle a eu fini, elle a mis son manteau et m’a rejoint. Elle ne souriait pas et j’ai compris que j’allais en prendre pour mon grade. Mais quelque chose dans son visage me faisait espérer que ce ne serait pas le cas.
Nous sommes sortis dans les rues encombrées de Belfast après la fermeture des pubs. Partout, les trottoirs grouillaient de poivrots et de vagabonds. Nous n’étions pas les seuls garçons et filles dans ces rues, mais je pense que nous étions probablement les plus sobres. Tous faisaient leurs numéros de cris, de rires, de pleurs, d’âneries qui finiraient au poste. Nous avions l’impression de former le petit centre immobile d’une tornade déchaînée.
Elle s’est tournée vers moi, elle a baissé les yeux vers le trottoir, puis les a levés. Grande décision. Il n’y avait plus la moindre trace d’amusement sur son visage. Désormais, tout y était sérieux. »


Il y est aussi question de la guerre civile:


« À quoi ressemble donc une bombe ? Eh bien voilà… elle explose, bien sûr. Ça fait du bruit. Et ça fait peur. Leur détonation et leur terreur vous frappent en plein ventre, comme dans votre enfance quand vous tombiez sur la tête et que vous ne compreniez pas pourquoi il en résultait tant de souffrance et tant de panique viscérale. Et puis c’était un phénomène irréversible. Les bombes ressemblaient aux assiettes qu’on lâche, aux chats qu’on frappe, aux mots qu’on prononce sans y penser. Elles étaient l’erreur. Le désordre et le foutoir. Elles étaient aussi – très important, ça – le savoir. Quand vous entendiez cette décharge sèche, la détonation animale de la bombe, lointaine et proche, vous compreniez quelque chose. Vous compreniez que quelqu’un quelque part passait un très sale moment. »


Mais le personnage principal - et ce livre est aussi une déclaration d'amour- est Belfast:


« La montagne est plate et majestueuse. Dans la grisaille, elle est d’un vert idiot. Ce matin, Belfast ressemble à n’importe quelle ville. C’est une chose tendre et fragile, un agrégat de maisons, de rues et de parkings. Où sont les gens ? Ils se réveillent ou ne réussissent pas à se réveiller. La tendresse est un mot bien pâle pour désigner ce que je ressens envers cette ville. Je pense au conglomérat des corps de ma ville. Une pleine Belfastée de colonnes vertébrales, de reins, de cœurs, de foies et de poumons. Parfois, ce fragile rassemblement d’organes me submerge et m’enivre de tendresse. Ils paraissent tellement peu assassinables et, parce que je pense à eux, ils m’appartiennent.
Belfast – un simple fouillis de rues et quelques grosses collines, un simple murmure de Dieu. »


Un grand plaisir de lecture.

LilianSG
10
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le 17 déc. 2019

Critique lue 99 fois

2 j'aime

LilianSG

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