"Je n'avais nullement envie de la troncher [une collègue]. Ce trou qu'elle avait en bas du ventre devait lui apparaitre tellement inutile. Une bite, on peut toujours la sectionner mais comment oublier la vacuité du vagin".
Première partie, chapitre 11


Que la vie est cruelle, qu'elle est laide, qu'elle est injuste, qu'elle est bête. Elle est plus que ça, bien sûr, mais elle est surtout ça. Houellebecq ne fait pas dans la dentelle, et nous touche en plein coeur.
On peut bien croire que le protagoniste est frappé de malheur, c'est certainement ce qu'on se dit pour se réconforter, un peu, mais en réalité il est bien frappé par la vie, son être, son poids. C'est ontologique. Aussi, par la société, agissant comme une entité propre, toute puissante, avide de sang, cruelle, tarissant tout espoir dans la vie de l'homme.


Essayons d'y voir un peu plus clair. Le personnage principal, dont on ne connait le nom (que l'on appellera M par simplicité) est un cadre naviguant entre deux décennies, installant des logiciels informatiques pour le Ministère de l'Agriculture. On comprend très vite de quel côté de la vie se situe notre personnage : amertume voire détestation de la gente féminine, misère affective et sexuelle, détestation plus ou moins assumée de son travail, qu'il trouve bête, sans grand intérêt et aucunement épanouissant pour l'homme. Il est seul, très seul, on ne fait mention d'aucun parent, frères ou soeurs et/ou famille éloignée. C'est un portrait somme toute peu réjouissant.
Son collègue, Tisserand, subit le même sort, en pire, ce qui est encore moins réjouissant, pour ne pas dire carrément mortifère.


Houellebecq nous dresse le portrait de deux hommes désabusés et amers grâce à son style franc et honnête. Les mots ne sont pas mâchés, ils sont crus voire sales. Ils reflètent essentiellement la réalité profonde des sentiments, des comportements, des pensées hideuses offertes à l'Homme. On se sent mal à l'aise ou parfois (souvent pour ma part) on se complaît généreusement lorsque l'auteur nous décrit les vomissures que tente de cacher le protagoniste lors d'une soirée, des érections impromptues lors de pensées inavouables ou encore de ses masturbations libératrices dans des chiottes crasseuses de discothèque.
J'ai beaucoup aimé le style libre et un tantinet désabusé avec lequel Houellebecq nous parle de sang, de sperme, surtout de sperme.


Pour ne pas que ça devienne un foutoir, nous allons parler de trois points cruciaux. Au travers des péripéties et des situations rencontrées par les personnages, l'auteur nous dessine en relief trois luttes, consubstantielles et concomitantes au capitalisme : une lutte économique, une lutte sexuelle et une lutte affective.


On ne va pas s'attarder sur la lutte économique, celle qui est la plus évidente, la plus visible et la plus créatrice d'inégalités simplement car les deux hommes ont plus ou moins réussi cette lutte intrinsèque au capitalisme. Nos protagonistes ont réussi professionnellement, ils sont comme on dirait "dans le haut du panier", bien qu'un peu désabusés par leur profession d'informaticien qui les cantonnent à un esprit logique, purement informatique, dans le but de vendre des logiciels à des individus et institutions réfractaires. Ils gagnent 2,5 fois le smic, sont au chaud dans leurs bureaux et leurs frais de déplacement sont payés par la boite. On peut dire qu'ils s'en sortent bien et que la concurrence, bien que visible entre salariés, est relativement faible. Chacun a trouvé sa place, les comportements et les paroles sont figés dans du marbre même si néanmoins M éprouve quelques difficultés à être totalement reconnu par ses pairs.


La lutte sexuelle est certainement un combat central, très fortement lié à la lutte économique dont découle le système de production capitaliste. Cette lutte là, extension de la première, ils l'ont perdue.
Le sexe est un marché libéral, la concurrence y est très rude, beaucoup en jouissent, énormément voire anormalement tandis que d'autres n'ont rien ou ramassent des miettes. Ils subissent, se taisent et espèrent. Le cas de M est disons dans la norme, depuis sa séparation avec son ex-femme, il n'a pas baisé depuis deux ans. Bien sûr ça lui manque, il se masturbe pour se consoler et n'hésite pas à traiter les femmes de salope, parfois, pour ne pas complètement sombrer.
Son collègue, Tisserand, au physique très laid, tel un crapaud boutonneux, rebute les filles, où qu'il soit, quoi qu'il fasse. A 26 ans il est toujours puceau. C'est une honte terrible dont jamais il ne pourra se remettre, même à sa mort. De sa gentillesse et son espoir, il n'en restera rien. Il mourra dans un accident, écrasé contre un camion.
Il avait pourtant eu la bonté d'épargner un noir qui se tapait sur la plage la fille qu'il avait voulu draguer en boite, son collègue M lui avait filé un couteau afin qu'il puisse le tuer afin de soulager sa peine mais le pauvre s'est tout simplement masturbé en observant la fellation que la fille offrait au noir. La vengeance aurait été bien plus salvatrice pour lui. C'est certain.
La misère sexuelle fait naître bien des malheurs, le sexe devient dégoût, les autres deviennent ignobles et son propre sperme, fluide translucide peu ragoûtant dont on s'accommode pourtant avec aisance, devient la pire des liqueurs. A vomir.
Si le sexe est devenu l'opuim du peuple, celui qui ne peut le pratiquer devient un pestiféré à qui il est maintenant devenu impossible de faire retour arrière. Il sera condamné à regarder, à se masturber, à envier, à détester et sera mis sur le banc des victimes, banc sur lequel on y jette un regard de pitié. La haine, le désespoir, l'hébétement, seuls remèdes, viendront combler ce désir sexuel jamais atteint, pourtant ô combien important dans l'épanouissement de l'Homme.


La lutte affective, moins évidente, est pourtant soumise à une dynamique libérale. Nous pourrions dire que nos protagonistes n'ont vraiment pas de chance, cumulant misère sexuelle et affective, c'est pas vraiment pas juste. Ceci étant dit, on pourrait généraliser en affirmant que toute relation humaine est périssable, interchangeable et fluctuante. C'est le jeu. Et il ne date pas d'hier. Cependant, la nouvelle pression indexée à la société du spectacle (processus d'individuation post-industriel) n'est pas à négliger. Nos personnages sont le reflet même de cette société là, celle que Debord décrivait dans les années 60. Enfin, bref.
On a beau tout faire, être en règle, rien n'y fait. "Vous ne vous déplacez jamais sans carte d'identité (et la petite pochette spéciale pour la carte bleue!...). Pourtant, vous n'avez pas d'amis".
Constat simple, bête, mais dur.
Vous pouvez passer votre temps à bricoler, à écouter de la musique, à lire mais de 1) vous vous lassez et de 2) " rien en vérité ne peut empêcher le retour de plus en plus fréquent de ces moments où votre absolue solitude, la sensation de l'universelle vacuité, le pressentiment que votre existence se rapproche d'un désastre douloureux et définitif se conjuguent pour vous plonger dans un état de réelle souffrance". Voilà c'est dit. Et même si M voit ses collègues, des inconnus ou son ami le prêtre Bernard (pas qu'il l'apprécie mais pour au moins dire qu'il a un ami), cette petite musique ne part jamais, elle vous vide à tous les coups.
Quand vous êtes enflammé par une conversation, un visage, une voix, "même quand on se rappelle, qu'on se revoit, la désillusion et le désenchantement prennent rapidement la place de l'enthousiasme initial. Croyez-moi, je connais la vie ; tout cela est parfaitement rouillé".
Dire qu'il n'a que 28 ans, que c'est triste ! Bien prétentieux aussi de croire connaitre la vie à cet âge là. En tout cas, je crois qu'il a quand même raison.
Alors la plupart du temps, notre personnage trouve refuge dans des désirs un peu honteux tels que manger une pizza seul en dessous d'un pont, déchiqueter des cartons Mcdo pendant une heure trente etc. On voit le genre. Vous voyez aussi. Il tue le temps, les actions ont perdu depuis bien longtemps leur sens.


Se faire des amis c'est toute une histoire ! Comme sur un marché, certains ont plus de capitaux que d'autres, ce qui donne des grands gagnants, des profiteurs, des gens qui s'en sortent, des gens globalement perdants ou carrément des gens qui essayent de survivre. C'est de cette dernière catégorie qu'appartiennent nos anti-héros. Si Houellebecq a choisi ceux que l'on pourrait qualifier "de plus malchanceux" c'est peut-être pour souligner la lutte constante que doivent mener ceux qui sont laissés par ce système. Personne ne les sort de leur malheur tout simplement car personne ne les regarde.


Il y aurait bien d'autres choses à dire, notamment sur l'importance de la signification des fictions animalières qu'écrit M. Tel un Jean de la Fontaine de la prose, les animaux dialoguent, philosophent, théorisent. Quoique la morale étant moins présente, voire pas du tout. Je ne sais plus bien. Ces fictions analogiques permettent surtout à M de créer un monde artificiel, évidemment intellectuel, un monde rassurant lui permettant se s'éloigner de la douleur de ses maux, eux, bien réels.


Lors de sa psychanalyse, qu'il décide tant bien que mal à effectuer à la fin du roman, la psychologue le trouve trop abstrait. Beaucoup trop. Elle lui posa finalement la seule question qui vaille : "depuis quand remonte vos derniers rapports sexuels?"

Julia75
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le 19 août 2021

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