Puisque la lecture de cet ouvrage sur l'extractivisme - c'est-à-dire, pour faire court, l’exploitation intensive des ressources naturelles de la planète destinées au commerce - vaut de toute façon le détour, commençons par en lister les plus gros défauts ; ce sera chose faite.


D'abord et avant tout, on est submergé, à la lecture du texte, par les informations, quelles apparaissent sous forme chiffrées ou sous forme de citations, ou encore de véritables listes de projets extractivistes et de combats menés ici et là. L'utilisation des acronymes ne facilite pas non plus la tâche. Attention donc à la surcharge cognitive ! Plus qu'un simple constat écologique, il s'agit là d'un livre qui traite d'économie, de géopolitique, et j'en passe. Avec faits et données à l'appui, au point d'en donner le vertige : par moments s'offraient à moi de vagues réminiscences de mes cours de géographie au lycée, lorsqu'on essayait de me faire apprendre par cœur des tonnes de données chiffrées (et que ça ne passait pas). Donc si vous n'êtes pas spécialement calé dans le sujet, n'essayez pas de tout mémoriser. Ça ne serait d'ailleurs pas utile.


Ce livre est tout à fait abordable pour qui connaît peu le sujet traité, pour peu qu'on soit curieux et un tant soit peu persévérant. D'ailleurs, le but est bien d'alerter les personnes non spécialistes. Anna Bednik est journaliste ET militante. Cet ouvrage se veut donc à la fois une étude sur l'extractivisme ET un pamphlet contre ses ravages. Et on y apprend beaucoup, de l'histoire de l'estrativismo initial, simple commerce issu de produits naturels pratiqué sur les marchés en Amérique du Sud, à l'horreur de l'extractivisme d'aujourd'hui. Car l'extractivisme, c'est bien sûr l'exploitation des pays du Sud par les pays du Nord, via les mines de métaux qui mènent à la déforestation, à la pollution, à la disparition de la biodiversité, de villages et de modes de vie, aux cancers, à l'exploitation des travailleurs, etc., pour le commerce de ces matières premières. C'est aussi l'exploitation des pays d'Amérique du Sud par... eux-mêmes. Rafael Correa, notamment, président de l’Équateur - qui nous était présenté comme une alternative aux politiques néo-libérales dans le documentaire Opération Correa -, en prend un sacré coup dans l'aile. Mais c'est loin d'être le seul.


Je ne peux aborder ici tous les points qu'étudie Anna Bednik, mais les chapitres qui étudient les stratégies de contournement des entreprises et des gouvernements du monde entier pour faire avaler au public, d'une part, que l'extractivisme est non seulement sans danger, mais carrément bon pour nous tous et va créer des emplois, d'autre part pour diviser les opposants, se révèlent particulièrement intéressants. Du coup, ça a fait "tilt" dans ma tête lorsque Ségolène Royal a annoncé hier ou avant-hier qu'elle lançait une consultation sur le projet d'aéroport de Nantes : typique des méthodes de division de l'opposition décryptées par Anna Bednik... Par ailleurs, celle-ci nous prouve par A+B que, non seulement l’extraction de gaz de schiste est dangereuse (mais ça, on le savait), que la soi-disant phase d'exploration, à visée scientifique, n'est qu'une phase de préparation soigneusement minutée des entreprises concernées, qui n'envisagent pas une seconde de ne pas poursuivre leurs projets extractivistes, mais aussi que (surprise !!!) l'extractivisme ne crée pas d'emplois. Bizarre, c'est pourtant l'argument qu'on nous assène à longueur de temps...


Avant tout, ce livre est un appel aux changements de comportements. Pas seulement des élites, pas seulement des gouvernements ou des entrepreneurs, mais de chacun, car chacun utilise des produits, notamment dans les pays du Nord (mais pas seulement), issus de l'extractivisme. Mais pour que chacun change de mode de vie, il faut plus que de savoir vaguement - et encore faut-il le savoir - que d'autres personnes voient leurs vies ravagées par l'extraction du lithium. Encore faut-il se sentir directement concerné, ce qui n'est pas gagné tant qu'un projet extractiviste n'a pas vu le jour juste à côté de chez soi. En mettant le doigt sur le vocabulaire qu'on nous assène à longueur de temps -développement, croissance, etc. - ; Anna Bednik nous pose une question fondamentale : qu'est-ce que cette fameuse croissance ? C'est, tout bonnement, continuer à surexploiter les ressources de la planète. C'est consommer toujours plus. Or, c'est de cette spirale infernale de la production et de la consommation qu'il nous faut sortir. Est-ce possible ?


Je n'ai qu'un regret, c'est que cet ouvrage se concentre énormément sur l'extraction des métaux et des hydrocarbures. Je suis d'accord avec Anna Bednik sur les ravages du capitalisme, qui a mené à l'extractivisme. Mais je vois l'extractivisme comme une entité bien plus vaste. C'est aussi, à mes yeux, la surexploitation du végétal et de l'animal, dans des conditions infectes. Au détour d'une ou deux phrases, j'ai cru comprendre qu'Anna Bednik ne sentait pas très concernée par l'exploitation des animaux, ce qui me chiffonne quelque peu. Second regret, d'ailleurs : on parle très peu de l'Afrique.


À mon sens, les débuts du capitalisme et de ses ravages remontent à très très longtemps. Pas au XIXème, pas au XVIIIème. Au Néolithique, on a commencé à créer des sociétés inégalitaires, avec pour socle l'exploitation du sol et des animaux, l'accumulation des richesses et leur accaparement par des "élites". Là prend racine l'extractivisme, là prend racine l’hyper-prédation. En lisant le livre d'Anna Bednik, j'ai pensé plus d'une fois à André Leroi-Gourhan qui écrivait, dans les années soixante, de l'homme du Néolithique : "Son économie reste celle d'un Mammifère hautement prédateur même après le passage à l'agriculture et à l’élevage. A partir de ce point, l'organisme collectif devient prépondérant de manière de plus en plus impérative et l'Homme devient l'instrument d'une ascension techno-économique à laquelle il prête ses idées et ses bras. De la sorte, la société humaine devient la principale consommatrice d'hommes, sous toutes les formes, par la violence ou le travail. L'Homme y gagne d'assurer progressivement une prise de possession du monde naturel qui doit, si l'on projette dans le futur les termes techno-économiques de l'actuel, se terminer par une victoire totale, la dernière poche de pétrole vidée pour cuire la dernière poignée d'herbe mangée avec le dernier rat."

Cthulie-la-Mignonne
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le 24 févr. 2016

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