On sait depuis « Darling » que Jean Teulé est un écrivain à multiples facettes : fervent défenseur des femmes d'un côté, porte-étendard d'un noir déterminisme de l'autre, il a montré un don certain pour dépeindre des lutteuses condamnées par la vie (à voir impérativement, d'ailleurs, le film tiré du bouquin, d'une noirceur suffocante flirtant avec un comique désespéré et par ailleurs mis en scène par une autre femme, brillante et trop rare Christine Carrière). « Fleur de tonnerre » s'inscrit dans la droite lignée de « Darling » : autre histoire vraie, autre paysanne vivant en vase clos dans une zone isolée du monde qui la condamne par avance – ici, la Bretagne du dix-neuvième siècle. La différence est que la nouvelle Darling est une tueuse en série, considérée par l'auteur comme la plus terrible du monde ; bien qu'elle fut condamnée à mort pour une dizaine de meurtres par empoisonnement, Teulé lui en attribue une bonne cinquantaine, se basant sur les nombreuses zones d'ombre de l'enquête et, pour le reste, prenant simplement son pied en tant qu'écrivain amoureux des femmes boîteuses.

C'est peu de dire que Teulé réussit son coup, au point de signer ce qui pourrait être son meilleur livre. Nous voilà dès les premiers mots propulsés dans un univers à la fois anxiogène et merveilleux. Légendes celtes racontées au coin du feu, marécages boueux et diction paysanne qu'on croirait directement empruntée au réel, le livre pose d'emblée son climat et, aussi, son héroïne, petite fille qui deviendra grande et qu'on sent dès le départ compressée par cet univers mystique aux fantômes omniprésents. Bien sûr, tout n'est qu'illusoire : la trouille de l'Ankou, ange celte de la mort, lui vient dès les premières lignes communiquée par ses propres parents, paumés notoires croulant sous les superstitions les plus effroyables. Il n'en faut pas plus pour dérégler l'esprit d'un enfant, nous dit Teulé qui dès lors commence son jeu de massacre. Sa Fleur de tonnerre va sillonner, seule, la Bretagne, investie du devoir impérieux de tuer en préparant des petits plats gavés à l'arsenic qu'elle distribuera à ses hôtes mis en confiance par sa beauté. Le pitch est déjà classe, mais Teulé le transcende sans problème grâce à son style unique qui nous fait réellement suivre au plus près cette fillette, puis cette adolescente, puis cette femme mûre, enfin cette vieille complètement perdue et brisée par le poids de son héritage.

Cette Fleur de tonnerre au patronyme enivrant, sa vie sont décrites à la manière d'un journal d'époque. De bout en bout, on s'y croirait : le vocabulaire, la ponctuation, le rythme des phrases semblent avoir été choisis pour transporter le lecteur dans le lieu et l'époque de la vie de cette femme. La plume est d'une précision chirurgicale, tour à tour lyrique donc mais aussi ironique, sordide ou tendre. Le style de Teulé rappelle celui de Patrick Deville, en plus vivant, en plus piquant. Les meurtres, donc, constituent l'essentiel du bouquin : que des morts par empoisonnement, qui d'abord font dresser les cheveux sur la tête avant de s'aligner sur un rythme effréné presque comique. L'attention n'est pourtant jamais vraiment sur eux, mais sur cette Fleur de tonnerre que l'auteur se refusera d'accuser de folle, mettant tout sur le compte de son environnement et notamment des superstitions que lui ont inculqué ses parents (l'ignorance joue un rôle central dans le récit, le point de départ de la folie, pourtant Teulé se gardera toujours de la nommer). « Fleur de tonnerre » raconte donc encore l'histoire d'une femme condamnée par ses origines, qui se battra jusqu'au bout, et à sa manière, pour avoir droit à sa part de vie. On ne sait pas grand chose d'elle, si ce n'est qu'elle est très belle et très seule, et on termine le livre empli d'une empathie et d'une admiration bouillonnantes pour celle qui est, il faut le dire, la tueuse la plus classe de son temps – et peut-être du nôtre.
boulingrin87
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le 30 mai 2013

Modifiée

le 30 mai 2013

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Seb C.

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