Qui veut le pouvoir prépare la guerre

La fantasy est à l'honneur avec une œuvre française malheureusement assez peu connue du grand public, "Gagner la Guerre", premier roman de Jean-Philippe Jaworski, professeur agrégé de lettres modernes, passionné d'histoire comme de jeux de rôle, qu’on peut d’ores et déjà considérer comme un classique.

Il n’est nul besoin de passer par son précédent livre, le recueil de nouvelles "Janua Vera - Récits du vieux royaume", pour apprécier l’ouvrage dont il est ici question. Malgré son appartenance au même univers, l'intrigue reste indépendante et prend place à Ciudalia, cité-État dont les caractéristiques font immédiatement songer à une république italienne transfigurée, à mi-chemin entre Florence, Gênes et Venise au temps de la Renaissance, alors qu'elle est aux prises avec une puissance maritime rivale, l'archipel de Ressine, qui se situe quant à lui au confluent des pirates barbaresques du Maghreb, de la Perse et de l’Empire Ottoman. Parmi les autres apports essentiels de l'histoire méditerranéenne, il ne faudrait pas oublier le système politique d'une Rome antique dirigée par une caste de patriciens tandis que s'oppose à eux un chef charismatique susceptible d’abuser de sa position.
Ce premier constat atteste d'ores et déjà d'un désir de dépoussiérer le genre de la fantasy, loin des clichés habituellement empruntés à l'ère « médiévale ».

L'histoire s'ouvre sur une victoire décisive de Ciudalia face à l'ennemi, tandis que notre protagoniste Don Benvenuto Gesufal, assassin rattaché à la guilde des Chuchoteurs et homme de main du Podestat Leonide Ducatore, qui dirige la cité, se voit confié une mission diplomatique de la plus haute importance. Mais sa tâche ne vise en vérité pas tant à négocier avec Ressine qu'à tempérer les ardeurs du patrice Bucefale Mastiggia, issu d'une puissante famille capable de nuire aux intérêts de son patron, sans compter le fait qu'il se soit illustré pendant le conflit. Le lecteur réalise assez rapidement que la guerre évoquée dans le titre renvoie surtout aux luttes intestines en vue de s'emparer du pouvoir et le conserver.
Nous baignons dans une atmosphère proche de celle qui pouvait imprégner la Toscane à l'ère des Médicis, marquée par un incroyable renouvellement des arts grâce à des peintres et sculpteurs plus aptes à exprimer leurs talents avec l’appui du mécénat, mais aussi par les assassinats sordides et intrigues émaillant la vie politique en raison de tensions entre des familles rivales, à l'instar de la conjuration des Pazzi.

Malgré d'évidents emprunts à l’histoire humaine et un brassage d'influences hétéroclites, des républiques italiennes à l'orientalisme en passant par l'imagerie des Alpes ou un pays mêlant cimmériens, peuplades nordiques et barbares germaniques, nous sommes bel et bien dans un roman de fantasy, dans la mesure où l'auteur n'hésite pas à associer à ces localisations géographiques un bestiaire hérité des classiques du genre littéraire, ne serait-ce qu'avec la race des elfes, sur fond de mysticisme, notamment lors d'un segment impliquant un détour par un lieu nommé Bourg-Preux, ce qui donne d'ailleurs à Jean-Philippe Jaworski l'occasion de souligner les connexions entre ce roman et son premier recueil. La magie est également présente, avec un système cohérent, quoiqu'utilisée avec parcimonie et réservée à une poignée d'initiés.
De plus, même s'il cherche à nous restituer avec minutie l'univers le plus crédible possible, Jean-Philippe ne procède pas pour autant à un travail d'historien, ce à quoi il ne prétend d’ailleurs nullement, et une bonne part de ce que l’écrivain nous donne à voir reflète avant tout les fantasmes qui imprègnent l’inconscient collectif, des harems de Ressine aux maisons closes fréquentées par l'aristocratie de Ciudalia, marquées par le stupre et la luxure.

Malgré la volonté affichée de renouveler le genre, et force est de reconnaître que l'objectif a été en partie atteint, "Gagner la Guerre" repose sur des codes déjà éprouvés par le passé, quitte à tomber dans certains travers, et n'est pas sans rappeler l'inachevée saga "A Song of Ice and Fire" de George R. R. Martin, plus connue en France sous l’appellation du "Trône de Fer". Nul doute que le succès phénoménal rencontré par la série télévisée qui proposait de l'adapter a accentué cette tendance, mais la vision de sociétés humaines à jamais caractérisées par le vice et l'extrême violence tend à devenir systématique, outre le fait que la position des femmes soit extrêmement minorée dans un système patriarcal. Le premier reproche qu'on peut faire à "Gagner la Guerre" tient donc au fait qu'à l'instar de "Game of Thrones", il ait lui aussi bien du mal à se dépêtrer d'un sexisme latent, les personnages féminins se voyant souvent réduits à des courtisanes vénales ou l'instrument des politiques menées par les hommes, en particulier via le mariage. Ce constat s'applique entre autres à la fille du Podestat, Dònna Clarissima Ducatore, malmenée plus d’une fois par notre personnage principal.
Cela est bien heureusement contrebalancé par les qualités indéniables du roman. Il faut également prendre en compte le fait qu'une partie du problème découle autant de certains archétypes de la fantasy que du détournement des codes du film noir, ici hybridés à un univers plein de promesses, ce qui permet par ailleurs d'accroître davantage sa consistance et la fascination qu'il exerce sur nous.

Le roman de Jean-Philippe Jaworski recèle en outre bien des atouts, à commencer par une qualité d'écriture dont le cycle de George R. R. Martin ne saurait se targuer - je ne fais pas seulement référence aux déboires de la traduction française. La syntaxe, le vocabulaire, l'alternance entre les registres de langue, le sens de la formule, les dialogues ciselés et les descriptions poétiques attestent d'une maestria comme j'en ai rarement vu dans un livre de fantasy. Sur ce plan, "Gagner la Guerre" est bien plus proche d'un "Cyrano" que de la littérature estampillée « pour jeunesse ».
Les personnages ne sont pas en reste, à commencer par Benvenuto Gesufal, qui exécute les basses œuvres conformément aux intérêts de son bienfaiteur Leonide Ducatore. Il excelle pour sortir des métaphores fleuries et des phrases assassines. Bien qu’il soit l'un des plus grands salopards de Ciudalia, il n'en reste pas moins un personnage truculent, dégageant un « charme » qui ne laisse pas indifférent, d'autant qu'il manie à merveille l'humour noir, créant une proximité quasi-immédiate avec le lecteur. Il ne se prive d’ailleurs pas de l’interpeller à plusieurs reprises, ce qui fait toujours son effet. En raison de l'attachement qu'on finit par ressentir pour lui, on en vient à souhaiter qu'il s’en sorte, malgré l'ignominie de ses actes.

Benvenuto Gesufal est remarquable parce qu'on réalise à tous les niveaux que ce personnage a vécu. Il a une réelle consistance et une personnalité autrement plus pertinente que celle dont se voient affublés les héros génériques partis accomplir une quête le plus souvent décalquée du schéma actantiel de “Star Wars”, avec l'appel à l'aventure d'un jeune homme qui ne connaît rien au monde et à la vie, un mentor chargé d'accomplir sa formation et un empire du mal à faire tomber. À ces mots, je ne peux m'empêcher d'avoir une pensée émue pour le cycle de "L'Héritage"...
Bien loin des basses considérations d'un scénariste soucieux de justifier sa propension à réutiliser scolairement les mêmes schémas sans la moindre once d'imagination en invoquant tel un joker la carte « Monomythe », Jean-Philippe Jaworski s'attache avant tout à faire vivre son univers et les personnages qui le peuplent, comme si nous étions réellement en mesure de côtoyer ces individus. Benvenuto transpire l'authenticité parce qu'il a des traits de caractères qui lui sont propres et n'est en aucun cas un modèle infaillible, plus proche en vérité d'un anti-héros. Il est de surcroît loin d'être épargné par les vicissitudes de la vie, qu'il qualifie lui-même de « chierie », au point que son portrait ait été littéralement refait suite à une opération ayant mal tourné.

La position qu'il occupe dans ce vaste réseau qu'est le tissu social ciudalien, en tant qu'informateur, espion, homme de main et artisan d'autres basses besognes présente un intérêt tout particulier car c'est justement par le prisme de son regard que Jaworski nous donne matière à voir ce dont quoi il retourne. Appréhender le monde de son point de vue permet d'en cerner la plupart des rouages et des mécaniques, sans qu'on soit non plus à l'abri de quelques surprises, puisque le personnage reste un être humain non omniscient. C'est également une parfaite justification au fait d'avoir recours à des registres de langues divers et variés, dans la mesure où le métier qu'il exerce l'amène à côtoyer des individus très différents et des environnements contrastés, des bas fonds de la ville aux palais princiers au sein desquels les puissants ourdissent moult complots et machinations.
Avec les informations dont Benvenuto dispose, et le point aveugle qu'implique sa condition de protagoniste, on ne peut qu'être inquiet à l'idée d'avoir pour allié un individu aussi sinistre que le sorcier Sassanos. À l'inverse, on est subjugué par Leonide Ducatore et son charisme électrisant, couplé aux talents d'un fin stratège politicien. Il est sans conteste ce qui se rapproche le plus de la figure du prince machiavélien dans la mesure où s'il préfère éviter les débordements de cruauté inutile, il ne s'embarrasse pas non plus de scrupule dès lors que son intérêt propre est menacé. D'une façon générale, le roman nous amène à rencontrer des personnages hauts en couleur et très bien écrits, au sein d'une intrigue de surcroît rondement menée.

Cependant, outre le sexisme évoqué précédemment, on peut aussi relever deux autres défauts non négligeables, à commencer par un style certes extrêmement riche, mais quelque peu ampoulé là où davantage de sobriété n'aurait pas fait de mal. On sait que Jaworski s'est fait plaisir en tant qu'écrivain adepte de la bonne formule, ce qui est d'ailleurs très communicatif, mais les interventions de notre narrateur virent parfois à la logorrhée.
Enfin, l'intrigue s'essouffle un peu une fois que nous sommes arrivés aux deux tiers du roman, après une brusque rupture de ton qui en déconcertera plus d'un, notamment parmi ceux qui ne sont pas familiers de "Janua Vera". Elle redécolle heureusement de plus belle lors d'un climax de toute beauté, quoiqu'un peu précipité. L'histoire est globalement palpitante, mais aurait sans doute gagné à plus d'équilibrage.

Je ne reviendrai pas ici sur l'adaptation en bande dessinée, ne l'ayant malheureusement pas lue, mais les retours vis-à-vis de cette dernière sont plutôt positifs et semblent attester d'un réel respect du matériau d'origine.
Je vous conseille chaudement d'aller vous jeter sur ce livre , ainsi que sur le reste des écrits de Jean-Philippe Jaworski, à commencer par "Janua Vera" et le cycle des "Rois du monde", qui s'appuie quant à lui en partie sur ce qui nous a été transmis de la civilisation celte au premier âge du fer. Bonne lecture.


P.S. : Je me permets d'ajouter ci-dessous quelques extraits.


« On vous rafraîchit le pays avec enthousiasme et méthode. Bien sûr, du point de vue du bourgeois qui ne s'est jamais frotté aux dures réalités de l'existence, c'est un peu bruyant. Mais pour le connaisseur, c'est de la belle ouvrage, exécutée avec cœur et sans cruautés inutiles. On chauffe un peu les anciens pour les convaincre de cracher leur magot, et puis on abrège au couteau leur vieillesse et son long cortège de misère. On se délasse avec les filles qui tombent sous le gantelet, et puis pour leur épargner des désillusions sur l'inconstance masculine, on les poinçonne vite fait sur leur lit de délices. Pour que la fête soit plus belle, on décore les arbres et les balcons avec leurs frères, leurs fiancés et leurs maris, le cou joliment cravaté de chanvre. On traite les petits enfants comme de gentils chatons. On les noie au fond des puits, histoire que les renfrognés qui auraient raté le bal finissent empoisonnés par les eaux putrides. Et quand tout est dit, on vous illumine ce banquet de grands feux de joie qui pétillent gaiement sur les horizons. ».


« La vie est une chierie.
Vivre, c'est souffrir. La naissance, c'est une expulsion obscène, pleine de cris, de sang et de mucus ; c'est un coup de dé où la mère peut claquer, où le morveux peut claquer, quand ce n'est pas maman et bébé qui partent ensemble faire un câlin définitif entre quatre planches.
C'est aussi la première occasion pour le chiard de se retrouver la tête au carré : à peine dégringolé, on le tabasse jusqu'à ce qu'il gueule ; ensuite, on le rectifie au couteau, histoire de le couper du paradis terrestre et de lui signifier que c'est la vie, que les ennuis ne font que commencer. Mourir, par comparaison, c'est déconcertant de facilité. ».

Wheatley
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le 27 juin 2023

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