Gomorra est un de ces livres nécessaires, de ceux qui changent notre regard sur le monde. Quand on le termine, on s'aperçoit qu'on a à notre disposition une nouvelle grille de lecture, soudain. Plus noire, plus lucide, plus concernée. Là où s'étalait auparavant un univers à peu près rassurant, cohérent dans l'ensemble, on ne voit plus que ses failles multiples. Celles où s'engouffre le crime organisé, pour asseoir un pouvoir invisible et vampirique.
Parmi la file de camions interminable qui s'accumule pendant un embouteillage, sur l'autoroute, certains pourraient contenir des déchets hautement toxiques, prêts à être transbordés sur un navire, qui finirait coulé au fond de la Méditerranée. Le fumier épandu sur les champs de ce paysan a peut-être fait l'objet d'une fraude pour être mélangé à des résidus industriels contenant du plomb, du zinc, de l'arsenic. Le tas de poubelles à notre porte devient un problème potentiellement politique. Les déchets seront-ils transportés à travers les Alpes, pour finir incinérés dans une de ces décharges sauvages de la « terre des feux », dans la banlieue de Naples, dont les terres autrefois fertiles sont empoisonnées durablement ?
Le banal paquet de cigarette de contrebande, acheté à la sauvette en bas de chez nous, n'est plus seulement un moyen anodin de réduire nos dépenses en contournant des taxes écrasantes. Tout comme le faux sac de marque, particulièrement bien imité, il devient une minuscule pièce de la mécanique économique sans pitié qui, en exploitant les inégalités criantes du monde globalisé, renforce inexorablement le pouvoir des clans camorristes.
Bien sûr, la Nièvre, la Dordogne ou la Champagne ne sont pas la Campanie. Mais de savoir que quelque part, très près de chez nous - au cœur de l'union européenne – de telles choses existent, ébranle des certitudes. D'ailleurs, éloigner le problème de notre vue (loin des yeux...) en considérant qu'il s'agit seulement d'un problème local, et étranger qui plus est, serait une erreur.
Car le crime organisé et, avec lui, les organisations Camorristes se sont mondialisées. Saviano le montre de manière éloquente lorsqu'il décrit les liens économiques qui unissent les chinois et la ville de Naples, où les ateliers textiles illégaux fleurissent, ou la mainmise d'un clan camorriste sur la ville d'Aberdeen, en Ecosse. Il le montre derechef en rappelant que les déchets produits en Europe finissent un peu partout dans le monde : en Chine, en Somalie, dans les pays des Balkans. Il le prouve encore en remontant, à la suite des policiers italiens, les immenses filières camorristes démantelées en Pologne, en Hongrie, en Espagne, et qui impliquent des centaines de magasins, clubs et autres business légaux.
Dans le fond, mais sans idéologie, Gommorra met en lumière de manière indiscutable l'ineptie de notre mode de vie, fondé sur la consommation et l'industrie qui la nourrit. Il montre comment le marché ouvert de l'ultra-libéralisme, plutôt que de s'« autoréguler » comme il le devrait théoriquement, entraîne au contraire des comportements généralisés de prédation. En partant d'un exemple initialement localisé, on comprend d'autant mieux les dynamiques immensément destructrices de la mondialisation, telle qu'elle existe à l'heure actuelle.
On pourra évidemment être rebuté par l'exploration méticuleuse que Saviano fait des guerres de clans, dont les noms et les généalogies se brouillent vite dans notre esprit. Certains passages en deviennent laborieux à suivre. D'autant que ce qui fait la plus-value de l'ouvrage, plutôt que ces chronologies qui sont par ailleurs largement documentées par d'autres, c'est le point de vue de l'intérieur, vu et vécu par le napolitain qu'est l'auteur, qui nous est proposé.
Ce qui fait de Gomorra un document unique et fort, c'est la description de l'ambiance de guerre qui règne dans toute la ville pendant les affrontements entre rivaux, les remarques sur la portée symbolique d'une émeute à la suite d'une descente de police, sur la manière dont il faut interpréter les faits et gestes d'une communauté dont il fait partie. C'est encore le moment où il assiste à des tests d'héroïne sur des junkies, cobayes humains qui permettent de savoir si la drogue a été correctement coupée, et où l'un d'eux est laissé pour mort par les camorristes. C'est aussi le moment où il pénètre par effraction dans la villa abandonnée d'un parrain déchu, entièrement réalisée sur le modèle de celle de Tony Montana dans Scarface, et qu'il urine dans le seul meuble encore en place - une baignoire richement décorée – pour défouler sa haine.
En revanche, si la lecture est facilitée par le fait qu'il raconte son enquête à la première personne, tout en adoptant le vocabulaire et les « effets spéciaux » du roman, cela implique une écriture emphatique qui peut faire « surjouée ».
Quoiqu'il en soit, Roberto Saviano livre avec Gomorra un récit viril et vital, aux accent certes désespéré mais d'un grand courage. Pas la sorte de courage qu'implique un « engagement moral » (p.458), non. Plutôt le genre qu'il faut pour aller jusqu'au bout : « C'est quelque chose de plus essentiel, de plus viscéral, de charnel. […] Savoir, comprendre, est une nécessité. La seule chose qui permet de sentir qu'on est encore un homme digne de respirer. » (p.458) Alors seulement, il peut crier : "Fils de pute, je suis encore vivant !" (p.459)