Histoire de ma mère est le récit poignant des dernières années de vie de la mère de l'auteur. Le lecteur qui découvre ce livre ne peut que s'attendre à une évocation délicate et toute en retenue des moments douloureux qui plongent un être dans la dégénérescence de l'âge : la quatrième de couverture, suffisamment éloquente, la très belle et pudique illustration de la couverture (dans l'édition de poche), la taille même de l'ouvrage, tout indique en effet que le récit sera comme l'eau claire et calme d'un ruisseau, que la peine s'y fera chuchotante, confidentielle, remplie de poésie.

Il faudrait néanmoins tempérer cette idée. Si la littérature japonaise est en effet une littérature qui refuse souvent les éclats de voix, les procédés dramatiques, les gros plans et les zooms, elle n'en possède pas moins un sens très brut, voire très cruel, de la réalité - et si cette réalité douloureuse doit effectivement être exprimée en peu de mots, et sans surenchères, elle ne peut cependant pas être évacuée. D'où ce mélange, si particulier, et assez typique me semble-t-il, d'une écriture douce, respectueuse, sensible, mais aussi distante, sèche, violente parfois comme le couperet d'une guillotine. Il suffira de penser au Journal de ma seizième année de Kawabata (repris dans L'Adolescent), qui raconte également les derniers mois de la vie du grand-père de l'auteur, où le ton est aussi pudique et triste qu'il peut être féroce voire cru.
(Toute proportion gardée, on retrouve cette même esthétique dans un court métrage de Yuki Kawamura, Grandmother, dans lequel le jeune réalisateur filme notamment sa grand-mère dans le coma, peu avant sa mort).

Aussi devine-t-on que ce mélange, si les éléments ne sont pas finement compensés et équilibrés, risque de devenir pour le moins terne et sans saveur, et c'est un risque que le texte d'Inoué me semble ici rencontrer à plusieurs reprises, justement, sans toujours s'en sortir avec succès. C'est que le récit des dernières années de sa mère prend parfois l'allure d'une description psychologique minutieuse et assez froide des défaites de l'âge - avec le danger, par conséquent, de manquer d'une certaine tendresse, d'une certaine poésie.

Les personnages - la femme de l'auteur, ses soeurs, un oncle revenu d'Amérique - s'interrogent sur le comportement de cette mère qui, s'enfonçant dans la sénilité, en vient à divaguer, à perdre la mémoire, à redevenir progressivement une enfant. On les voit ainsi chercher à interpréter psychologiquement, voire biologiquement ou cérébralement, les différents actes de cette pauvre femme.
Il est vrai qu'à tout prendre, il faut savoir gré à l'auteur de présenter sans fard non seulement les mécanismes défectueux et désolants de la conduite de sa mère, qui chaque jour se dérèglent davantage, mais encore de montrer de quelle manière la famille s'active autour d'elle, se la délègue tant bien que mal (celle-ci habitant un moment chez la sœur du narrateur, un moment auprès d'une autre, etc.) et comment rapidement une certaine fatigue, de l'agacement et de la lassitude s'installent chez les personnages - regard du narrateur cruel, donc, mais tout à fait réaliste : cette mère devenant peu à peu une charge difficile à gérer.
Néanmoins, je ne peux m'empêcher de trouver ces passages moins touchants. Non pas qu'il faille détourner le regard de toute cette réalité infiniment douloureuse et parfois peu reluisante, en y mêlant un peu de mensonge, ou en clôturant le récit par quelques pages plus lyriques. Mais, je ne sais tout à fait pourquoi, cette langue classique d'Inoué, verticale et claire, me fait parfois l'effet d'un procès verbal des événements. C'est moins le cas des premières et dernières pages, où l'équilibre, justement, entre sensibilité ou poésie et clairvoyance du regard me semble être tenu.

Quoiqu'il en soit, on ne peut qu'être admiratif devant un texte aussi profond et aussi lucide sur la vieillesse. Si le récit d'Inoué est bien une eau claire et calme, parfois un peu terne, celle-ci ne déborde jamais, et le témoignage pudique qu'il confie de sa mère reste longtemps en tête après l'avoir refermé.
Nody
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le 8 août 2011

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