On présente généralement ce livre comme un « thriller » à la campagne. Le « thriller », c'est le truc de la ville, non ? Des métropoles, des mégapoles. Où le crime frappe dans l'anonymat, mettant à profit la solitude ou la multitude, l'indifférence du passant pressé ou du voisin que l'on ne croise jamais. Un « thriller » à la campagne, cela n'existe pas. On y est peu nombreux, tout le monde se connaît, il ne s'y passe jamais rien sauf les jours qui succèdent aux jours dans une accoutumance à l'ennui qui ouate les existences et protège de l'inattendu.
Mauvignier, qui nous met au défi d'un tel oxymore, entend nous déniaiser. Son « Histoires de la nuit » est peut-être un « thriller », mais c'est surtout le grand roman des mondes familiers, des petits nombres, des relations de voisinage à la campagne, des vies sans histoires, qu'un événement extraordinaire va nous révéler, comme on le dit d'une image qui prend forme sur la pellicule. Et la révélation de ces vies minuscules va toucher à l'épique.
Nous sommes à La Bassée, quelque part en France, « La Bassée, vouée à s'étioler, à partir en lambeaux, un monde uniquement destiné à s'amenuiser, à se réduire, s'évanouir, jusqu'à finalement s'effacer totalement du paysage » et, dans cette commune, pas au cœur du village, non, dans un hameau de trois maisons, « un hameau, fermé comme le poing ». Trois maisons autour d'une cour commune, c'était en fait un ancien corps de ferme. L'une est occupée par Patrice Bergogne, éleveur, fils d'éleveurs qui, à la différence de ses frères, a refusé d'aller faire sa vie ailleurs, sa compagne Marion, rencontrée sur Internet, qui travaille dans une imprimerie, porte un drôle de tatouage sur le cou, genre fils de fer barbelés ou couronne d'épines du Christ, et néglige un peu son couple en partant tous les vendredis danser avec des copines, et leur petite fille Ida. L'autre maison a été rachetée par une ancienne du village, qui est allée faire l'artiste-peintre à Paris pendant 25 ans avant d'y revenir, entretenant les meilleures relations avec Bergogne qu'elle a vu naître, s'occupant de la petite Ida quand son père est aux champs, mais assez froide avec Marion : c'est Christine, une originale ici, qui a les cheveux rouges, refuse d'utiliser une voiture (c'est bien une ancienne de la ville) et peint dans son atelier de grands format de femmes en rouge. La dernière maison est vide : elle est mise en vente.
Ce roman est le récit d'une journée, la journée d'anniversaire des quarante ans de Marion, que les trois autres entendent fêter comme il se doit. Le roman de ce jour singulier, à marquer d'une pierre blanche, où il se passe enfin quelque chose ! Les préparatifs, appeler en douce les amies de Marion pour qu'elles puissent se joindre aux agapes, mais pas trop tôt, juste à l'heure du dessert, penser à rentrer les vaches, préparer ou aller acheter les cadeaux. Hélas, tout ce petit monde va recevoir la visite inattendue de trois personnages qui vont les séquestrer, pour régler des comptes du passé.
La première moitié du livre est celle des petits riens de la vie qui, sous la plume de Mauvignier, sont un monde. La seconde est celle du drame. Le tout fait six cents pages dont on ne décroche pas une seule minute. Par quel miracle ?
Il y a d'abord l'empathie pour ces sept personnages, l'immense sensibilité du narrateur aux « choses de la vie » et aux gens : un couple qui se délite, qui le sait et n'en dit rien ; Bergogne, si placide, qui va voir une prostituée ghanéenne le jour de l'anniversaire de sa femme - parce qu'il n'est pas aux champs ce jour-là et que faire semblant devant une compagne qu'il aime et se dérobe lui est trop cruel ; les violences faites aux femmes, dont Marion est une figure révoltée sinon libérée ; une scène de chasse entre un père et son fils « les seuls moments où son père ne lui faisait pas peur » ; et les choses de la vie des trois voyous aussi, trois frères, dont Bègue, le cadet sous la domination des deux autres, « à la beauté contrariée par les coups du sort », « à la tendresse ravagée » est un portait d'une profondeur et d'une densité peu communes. « Lui ça l'étonne ce genre de phrases. Il ne comprend pas. Ce genre de citations. Ne pas savoir qui c'est, ce nom. Ne pas comprendre le blesse, c'est comme une insulte qui lui est adressée, un mur qu'on met devant lui pour lui montrer son impuissance à l'escalader, pour le mettre face à sa nullité ».
Il y a cela, il y a l'intrigue bien sûr, haletante, oppressante, parfois psychologiquement à la limite du supportable, mais il y a surtout le style. Du grand style.
Des phrases longues, sinueuses, qui n'en finissent jamais ; la première fait trente lignes. Mais des phrases limpides, qui nous accrochent, nous aimantent. Parce que nous y reconnaissons un son familier, qui nous émeut. On ne s'en avise pas toute de suite, puis, soudain, cela saute aux yeux. Ce style est celui de la pensée, de nos pensées intimes, de nos vies intérieures. Dans ce livre, les personnages ne parlent pas ; ils pensent. Non qu'ils seraient mutiques ou craintifs ou timides, mais la parole est difficile et souvent le silence d'or. Silencieux pour protéger son couple, pour être heureux avec ses voisins, pour avoir la paix, « ne pas s'afficher », comme disent les jeunes, paniqués à l'idée de sortir de la clandestinité sociale à laquelle ils se sentent condamnés- pas toujours à tort.
Ce roman n'est pas un roman choral, c'est le roman des monologues intérieurs, des méandres de la pensée vagabonde, des volubilités tues, des clandestins de la parole. Des immenses solitudes.
C'est brillantissime, terriblement contemporain –la défiance en la parole- et bouleversant d'humanité.