Drôle et tragique, un roman pour saisir le moment malaisé du passage à l’âge adulte.

Encore bien ancré dans ses habitudes d’enfance, mais taraudé par une sensation d’imminence quelques jours avant sa majorité, que vient confirmer les transformations de son corps, Máximo Seigner est incité par sa mère, qui épluche consciencieusement les petites annonces pour lui, à trouver un job pendant les vacances d’été.


«J’avais depuis peu une barbe naissante, formée de cinq ou six îlots de poils qui parsemaient mes joues comme un archipel capricieux et sombre.»


Encombré par un prénom désuet qu’il porte comme un fardeau, par cette barbe naissante à l’aspect ridicule, par un frère cadet Ernesto (que, jaloux, il appelle le nain) dont les provocations et l’arrogance «nanesque» le font sortir de ses gonds, par les tensions avec son oncle Marcos dont la présence ambigüe auprès de sa mère, depuis que son père a déserté la maison quelques années plus tôt, l’étouffe, Máximo s’est depuis longtemps réfugié dans les revues scientifiques et historiques, trésor de sa jeunesse, et dans une érudition obsessionnelle et encyclopédique qui semble lui avoir tenu lieu de charpente en l’absence d’un père.


«Allons, tu n’es plus un gamin, ajouta l’oncle en incorporant le mot dans son vocabulaire, car évidemment lui et maman devaient tout partager. Il faut que tu écoutes ta mère, surtout que tu es maintenant en âge de prendre de sages décisions… […]
Je me levai brusquement de la table et allai à la fenêtre. En bas, sur l’avenue, passait une ambulance, phares allumés mais sirène muette. Je me rendis compte que j’avais les yeux chargés de larmes et qu’en atteignant ma cornée la lumière de l’ambulance se décomposait en scintillements diffus et en reflets. Je restai quelques instants absorbé par ces éclats rouges qui enflammaient le bord de mes paupières et mon indignation initiale fut lentement déplacée par le retour de mon autre moi, l’encyclopédique, mon sosie guerrier, l’érudit héroïque qui se chargeait de mes collections et de questions importantes, au lieu de se soumettre à ces bêtises.»


Consentant à regret à suivre les directives maternelles, pour redorer un ego abîmé par les attaques du nain, il réussit à décrocher un emploi comme «groom» dans un hôtel, après un entretien inattendu avec la directrice de l’hôtel, présage d’une expérience totalement nouvelle.


Sixième livre de l’écrivain uruguayen Pablo Casacuberta paru en 2002, et deuxième roman traduit en français, à paraître en février 2016 aux éditions Métailié (traduction de François Gaudry), «Ici et maintenant» raconte, en une seule journée et une seule nuit, le moment où un adolescent reconsidère sa vie, où les croyances et habitudes de son enfance se fissurent, où ses illusions se dissipent avec la révélation d’une histoire familiale entièrement réécrite, en même temps qu’émerge son existence d’adulte. Dans ce roman toujours sur le fil entre tragédie et comédie, ce qui caractérisait déjà le brillant «Scipion», avec une peinture touchante de ce qui lie un père à un fils, qu’ils soient ensemble ou pas, Pablo Casacuberta saisit ce moment de basculement hors de l’adolescence, emportant le lecteur dans le flux mental de son narrateur Máximo, maelstrom subtil et drôle d’événements, d’émotions et de souvenirs.


«Un éclair interrompit la chansonnette, suivi d’un autre, puis la sirène d’une ambulance retentit devant l’hôtel. Des enfants bruyants et trempés passèrent en courant derrière un chien. Le mûrier continuait de gémir sous les coups de l’orage, la fenêtre déformait la rue et les phares des voitures se confondaient avec l’éclairage public. Je clignai des yeux. Le monde me paraissait désarticulé, aléatoire, comme si sa structure, semblable à celle des métaux, s’était affaiblie.»


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/12/15/note-de-lecture-ici-et-maintenant-pablo-casacuberta/


Vous pourrez acheter ce roman dès sa parution en février 2016 à la librairie Charybde, ici :
http://www.charybde.fr/pablo-casacuberta/

MarianneL
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le 15 déc. 2015

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