" — Sortons, — dis-je à Lina et à son amie, après avoir longtemps regardé faire les gens.

Et, une fois dehors, je respirai fortement, content d’être en plein air. Puis, après nous être promenés un moment, je menai les deux droles à l’ombre d’un noyer, sur le bord d’un pré, en leur disant :

— Ne bougez pas d’ici, je reviens coup sec.

Et j’allai acheter un melon, des pêches, un pain de choine, et je fis tirer une bouteille de vin à une barrique d’un homme de la côte des Gardes au-dessus de Montignac, où l’on faisait de bon vin en ce temps-là. J’en avais en tout pour quatorze sous ; alors les choses n’étaient pas chères comme aujourd’hui.

Lorsque les droles me virent revenir ainsi chargé, elles s’écrièrent :

— Ho ! qu’est-ce tout ceci ?

— Eh bien, leur dis-je, voilà les curés qui reviennent ; il est deux heures, c’est le moment du mérenda, mangeons.

Lina faisait des façons, ayant crainte que quelqu’un de par chez elle ne la vît et ne le dît à sa mère ; pourtant à force je la rassurai, et nous étant assis sur l’herbe contre une haie, je coupai le pain, le melon, et nous nous mîmes à manger en devisant gaiement.

— Mais, dit tout d’un coup en riant la camarade de Lina, qui s’appelait Bertrille, comment allons-nous boire puisqu’il n’y a pas de gobelets ?

— Ma foi, répondis-je, vous boirez la première à la bouteille ; Lina boira ensuite, et moi le dernier, comme de juste.

— Les hommes, répliqua-t-elle, sont plus assoiffés que les femmes : ça serait à vous de commencer.

— Non pas, je suis trop honnête pour ça !

Et je lui tendis la bouteille.

Elle la prit en guignant un peu de l’œil, comme qui dit : « Je te comprends, va ! »

Ayant bu, elle passa la bouteille à Lina, qui après quelques gorgées me la donna.

— Je vais savoir ce que tu penses, Lina ! dis-je.

Et, prenant la bouteille, je me mis à boire lentement.

— Il va la finir ! disait en riant la Bertrille.

Mais ça n’était pas pour le vin que je faisais durer le plaisir ; et, tout en buvant, je coulai à Lina un regard qui la fit rougir un peu.

Tandis que nous étions là, on entendait les curés chanter vêpres à pleine voix, comme des gens qui ont pris des forces et qui savent qu’ils se reposeront à table le soir ; mais je n’étais pas bien curieux d’y aller, ni les droles non plus, étant bien où nous étions.

La bouteille ayant été vidée à la troisième tournée, je voulus aller en faire tirer une autre, tant je prenais goût à cette manière de boire après Lina ; alors toutes deux me dirent que j’étais un ivrogne, et que, pour ce qui les touchait, elles ne boiraient plus. Voyant ça, je rapportai la bouteille à l’homme de la barrique, et nous fûmes nous promener à Auriac, tandis qu’on commençait à prêcher. "
Chigaliev
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le 11 oct. 2013

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