En 2004, le romancier Vassilis Alexakis, connu par chez nous pour le très bon roman La Langue Maternelle (dont le célèbre Docteur Jivago nous a fait une excellent critique), a fait une rencontre très particulière. Il a rencontré sa mère dans un café, en Grèce.
Quoi d'extraordinaire, me direz-vous ?
Ben, disons que sa mère était alors morte depuis une douzaine d'années.
Et qu'a fait Vassilis Alexakis ?
Il a écrit ce livre. Un livre où il raconte à sa mère tout ce qu'il a vécu pendant ses douze années d'absence. Un livre donc où il parle à la deuxième personne, s'adressant directement à cette femme dont le portrait en creux va se dessiner au fil des pages.
Je t'oublierai tous les jours commence par une série de paradoxes. Un paradoxe temporel donc, bien entendu : écrire en 2004 à une personne morte en 1992. Mais aussi un paradoxe littéraire : le livre est qualifié de « roman » alors qu'il est exclusivement autobiographique. Et comment s'en sort Alexakis ?
« Le roman ne résout que les problèmes qu'il pose à lui-même. Il n'a d'autre point de départ que sa première phrase. Les questions qui portent sur son caractère autobiographique insinuent habituellement qu'il ne s'agit pas vraiment d'un roman. Mais cela dépend de la structure du texte et non pas de la quantité de faits réels qu'il renferme. Il n'est pas nécessaire de connaître la vie de Dickens pour juger si David Copperfield relève de ce genre. Le roman fabrique une réalité autonome, qui possède sa propre vie. Voilà peut-être pourquoi je ne fréquente pas mes livres : ils suivent un autre chemin que moi. »
Donc, Je t'oublierai tous les jours est un roman, parce qu'il crée un monde autonome, qu'il possède sa propre logique, son propre système de références.
Le livre est centré autour du personnage de cette mère (dont on ne saura jamais le prénom, créant ainsi une sorte de relation paradoxale, à la fois intime et mystérieuse). Alexakis nous dévoile des éléments de sa vie sans jamais enfreindre la pudeur qui sied à ce type de relation mère-fils. Les relations compliquées entre ses parents, le père absent, la falsification de son âge lorsqu'elle est partie de Cosntantinople, sa ville de naissance, etc. Autant d'éléments qui dressent un portrait plus sensible que biographique. Alexakis ne raconte pas la vie de sa mère, et pour cause : c'est à elle qu'il parle, pas à nous !
A cela, il ajoute, toujours à son intention, des remarques sur ce qu'il a fait lui (sa carrière de dessinateur et de romancier, ses voyages en Centrafrique ou au Pérou, sa vie partagée entre la France et la Grèce) et sur ce qu'est devenu le monde (cette partie-là est, de très loin, la moins intéressante. Tout cela donne un beau fouillis : on a l'impression d'un manque complet d'organisation, mais finalement ça tient de cette logique interne dont il parle plus haut : voilà un roman qui s'écrit au fil de la plume, sans plan préconçu. Une discussion mère-fils. C'est cela qui le rend aussi émouvant, tendre, et parfois drôle.
Bien entendu, on voit rapidement que cet aspect « brut, non travaillé » est un leurre. Chaque phrase est travaillée, le rythme est soutenu. C'est bel et bien l’œuvre d'un écrivain.
Un fort joli roman (dont certaines pages peuvent parfois manquer un peu d'intérêt) sensible.
[7,5/10]