L'œil du soupçon
Il y a plusieurs Bloy. Le fantastique romancier de la femme pauvre et du désespéré, portraitiste crépusculaire des catacombes parisiennes. L'essayiste illuminé, œuvrant pour traduire la grande...
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le 24 mars 2025
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Il y a plusieurs Bloy. Le fantastique romancier de la femme pauvre et du désespéré, portraitiste crépusculaire des catacombes parisiennes. L'essayiste illuminé, œuvrant pour traduire la grande liturgie du monde, percevant et décryptant chaque événement comme un symbole de l'évangile éternel. Le pamphlétaire à la plume assassine, délirant d'invectives et de colère. C'est trop souvent ce Bloy colérique qui est connu, et cela par la faute même de ses admirateurs – qui se contentent de voir en lui un réservoir à insultes au service de leur antimodernisme de salon. Frissonnant de pouvoir répéter que « la fille ainée de l'Eglise est devenue la salope du monde » - provocation ne leur coutant pas grand chose -, ils oublient de s'intéresser à l'être écorché qui a prononcé ses paroles. S'ils lisaient son journal, ils découvriraient que Bloy ne peut être résumé à un simple tailleur de flèches pour l'arcois de la réaction...
Car tout journal établit un pacte criminel avec son lecteur. Il propose une entrée dans l'intimité de l'auteur, sans tricherie, sans fioritures, sans embellissement. La lecture du journal permet de voir à travers l'œil de Bloy et surtout, de souffrir du monde avec lui. Ce que nous y découvrons, au-delà ou en deçà du délire mystique, c'est l'âme d'un grand enfant sensible, toujours ému jusqu'aux larmes devant la moindre souffrance, constamment assailli et menacé par un monde hostile.
Je n'aime pas faire dans la psychiatrie de comptoir, je ne m'amuserais donc pas à poser un diagnostic. Mais si quelque chose ressort de l'intimité de ces carnets, c'est bien la récurrence du motif paranoïaque. Laissons-nous aller à une empathie bloyenne pour Bloy : le mendiant ingrat devait souffrir terriblement. Pas uniquement de la pauvreté, à ses trousses jusqu'au lit de mort, lui faisant susurrer page après page la même question : tiendrons-nous jusqu'à la semaine prochaine ? Mais aussi d'une autre affliction : celle d'un soupçon généralisé, dévorant et terrifiant.
Qui me trahira demain ? C'est cette autre question qui menace de s'abattre sur n'importe qui, y compris son meilleur ami, le sculpteur Henri de Groux. Toujours selon le même schéma : Groux ne m'a pas répondu, Groux cherche à s'éloigner de moi, Groux va me trahir... Et comme tous les obsédés de la trahison, Bloy trahit préventivement : en coupant court à la correspondance en premier, non sans le regretter amèrement, affligé de mélancolie et de solitude... Et comme tous les persécutés, ou qui se vivent comme tels, Bloy cherche à se protéger de ses persécuteurs – réels ou fantasmés. L'invective est la seule arme de cet homme irrémédiablement effrayé par le monde. Bloy n'est pas pamphlétaire par plaisir, mais par fatalité – le couteau sous la gorge, il ne lui reste que le cri pour se défendre.
Il serait inévitablement classé dans la catégorie toxique par la catégorisation humaine actuelle. Non sans raison. Je n'aurais pas aimé être l'ami de mon premier émoi littéraire, tant la folie de cet œil inquiet, terrorisé et terrorisant, devait être lourde à assumer. Mais c'est bien l'avantage des amitiés littéraires : on peut tout prendre sans rien donner ; Bloy n'étant plus de ce monde pour nous couvrir d'insultes si par mégarde nous aurions oublié de lui transmettre quelques sous.
Qu'avons-nous donc à prendre chez Bloy ? Et plus précisément dans la lecture de ce journal ? Au-delà de la découverte de son herméneutique symboliste – plus profondément exploré dans ses essais – il y a un autre angle de lecture, intéressant même pour ceux qui seraient loin de toute considération religieuse : à savoir la manière dont les privations et la faim peuvent provoquer chez une conscience trop sensible, un rapport au monde marqué par la peur et la méfiance. Je me sens plus à l'aise pour proposer une conclusion relevant de l'antipsychiatrie de comptoir : la découverte du journal, c'est la découverte de l'articulation de la misère avec la psychose.
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le 24 mars 2025
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Il y a plusieurs Bloy. Le fantastique romancier de la femme pauvre et du désespéré, portraitiste crépusculaire des catacombes parisiennes. L'essayiste illuminé, œuvrant pour traduire la grande...
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