Faut-il restaurer La Joconde ? C'est le dilemme auquel Aurélien, conservateur en chef des Peintures du musée du Louvre est confronté, par la faute de sa nouvelle présidente-directrice, Daphné, une femme du nouveau monde, perméable au marketing et à McKinsey, qui voit dans le rajeunissement du plus célèbre tableau du monde une opération de communication implacable. Aurélien se résignant à obéir à l'injonction de l'époque, le roman nous plonge dans le monde de la peinture, ses institutions, sa portée politique, ses experts, ses artisans...

Pour son premier roman, Paul Saint Bris embarque le lecteur dans une épopée picturale enthousiasmante ; technique et précis sur la peinture, à la Maylis de Kerangal, il ne sacrifie pas pour autant la fluidité et le plaisir du romanesque. Il réussit le tour de force de ne jamais paraître didactique ou assommant, sans non plus tomber dans le sarcasme et le second degré permanent houellebecquien qui désamorce les situations discursives trop sérieuses :

Souvent effectuée à la demande de copistes désireux de mieux discerner les détails de leurs modèles, l'application d'une nouvelle pellicule de vernis sur des vernis anciens avait l'avantage de leur rendre pour un temps leur transparence. On appelait ce procédé "régénération" - ce qui faisait davantage penser à une crème de L'Oréal qu'au Titien. (103)

Son personnage principal, Aurélien, est touchant par son refus de l'ultra-Modernité et sa croyance vive en la peinture comme façon d'expliquer le monde, nostalgique d'une époque où les images avaient encore un sens. Il est vertigineux de penser l'art et la culture comme les derniers bastions de résistance à l'emprise de l'immédiateté sur notre quotidien et l'extension du domaine du capitalisme libéral... Pourtant, Saint Bris ne tombe pas dans le piège du conservatisme poussif et du c'était-mieux-avant, il se contente de décrire la lente sortie de la peinture - peut-être temporaire - de l'histoire de l'humanité.

Les clefs de compréhension de la peinture se perdaient. Les grands thèmes des oeuvres peints, sacrés et profanes, s'éloignaient inéluctablement des préoccupations de ses contemporains. La plupart des allégories et figures antiques représentées demeuraient un mystère, mais un mystère ennuyeux qui ne valait pas la peine d'une recherche Wikipédia. [...] Et au même titre qu'Aurélien n'avait jamais été touché par l'art des pharaons dont il ne comprenait ni la cosmogonie ni les rites, il voyait bien que ses contemporains peinaient à dépasser une appréciation purement esthétique de la peinture, et que dans la plupart des cas, les oeuvres, si belles soient-elles, demeuraient dépourvues de sens. C'est comme si peu à peu cet art-là, le sien, perdait son pouvoir d'expliquer le monde. (99)

On peut regretter des chapitres trop courts et quelques clichés sur l'Italie (le soleil, le bonheur, la fantaisie des êtres...), mais ce n'est rien face au plaisir éprouvé par le lecteur ; plaisir de l'intrigue jamais tape-à-l'oeil ou invraisemblable, de l'humour bien dosé (savoureuses pages 125-129 sur le rapport aux images d'Aurélien et sa belle-fille Zoé, influenceuse insta) et de l'écriture ouvragée - il a du style, et l'élégance de ne pas l'étaler outrageusement. Paul Saint Bris brille dans les descriptions ; a-t-on déjà si bien décrit Roselyne Bachelot ?

La ministre était une personne remarquablement affable, ronde dans ses manières et dans ses traits. Elle était apprêtée avec l'orgueilleuse sophistication d'une pâtisserie délicate, laquée et poudrée dans des camaïeux de rose pêche et de carmin. (118)

Plaisir du romanesque, entrée dans l'univers du musée, des restaurateurs, des historiens de la peinture, L'allègement des vernis pose aussi des questions passionnantes : doit-on restaurer les oeuvres culturelles ? Faut-il, à la faveur des avancées technologiques, tenter d'approcher la vérité d'un tableau peint cinq siècles auparavant, ou ce tableau n'a-t-il de sens qu'avec ses cinq siècles d'histoire ? Le parallèle avec les débats littéraires sur les réécritures de romans du passé en des termes plus contemporains est un peu trop facile et nous ne le ferons pas ici, ce serait desservir le propos et la qualité du roman. Voilà un primo-écrivain à suivre, qui ose le roman, loin des petites tragédies familiales et identitaires, tout en posant des questions contemporaines essentielles. Literature is not dead !

antoinegrivel
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le 15 mars 2023

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Antoine Grivel

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