Chronique d'une génération qui aura raté sa vie, L'Education sentimentale brosse le portrait d'un homme en particulier, Frederic Moreau, mais aussi ceux de ses compagnons de jeunesse, pris (ou actifs) dans les tourments d'une époque instable politiquement et mouvante socialement parlant.
Le dialogue de fin entre Frederic et Deslauriers, son meilleur ami retrouvé, est clair et direct ; les deux hommes ont l'impression d'avoir raté leur vie. Tous deux ont échoué, l'un par excès de coeur, l'autre par excès d'ambition.

Le jeune Moreau épris de Mme Arnoux, l'esprit occupé d'un amour étincelant, relaté de la plus belle des manières par un Flaubert ayant déjà excellé dans ce domaine avec Mme Bovary, aura d'autres aventures, même des projets de mariage, oubliera un temps son fantasme dans les bras d'autres femmes ; mais jamais il ne renoncera à vivre heureux avec la belle Arnoux, à tout moment sa passion pouvant revenir lui occuper l'esprit.
Au fond la Maréchale n'aura été qu'un faire valoir, un joli corps permettant l'assouvissement d'un fantasme, d'un besoin, un moyen de vengeance aussi après avoir été rejeté par la femme de M. Arnoux ; la jeune Lucie n'aura été qu'une satisfaction orgueilleuse d'un homme ayant besoin de se sentir aimé, tout comme la possibilité d'un mariage facile et opportun ; Mme Dambreuse n'aura été qu'une preuve de réussite sociale et sentimentale, un accessit au haut monde de la bourgeoisie.
On suit avec plaisir l'éducation sentimentale du jeune homme, entre amour frustrant et découverte du pouvoir de séduction, entre angoisse de l'impossible et délectation du sentiment d'être aimé.

Tout cela s'inscrit dans un contexte politique et sociale vacillant, enclin à la violence, où Flaubert sait discrètement insérer son opinion en relatant les actes odieux et tâchés de sang des deux côtés de cette opposition (peuple/aristocratie), en montrant l'opportunisme de certains (Dambreuse, Sénécal) et le courage et la loyauté d'autres (Dussardier). On pourra toujours regretter que ce fond historique se fasse finalement trop discret, passe au second plan derrière les pérégrinations de Frederic, la chute de la maison Arnoux et même derrière le si divertissant personnage de Rosanette. Reste que si Madame Bovary pouvait faire songer à Anna Karénine, L'Education sentimentale se rapprocherait légèrement d'un Dostoïevski, avec ces personnages nombreux, beaucoup guidés par des idéaux sociaux et politiques. Mais là où l'auteur russe faisait de la religion et des idéaux sociaux son moteur quant à l'avancement de ses personnages ; Flaubert n'en fait qu'un cadre historique (où la religion est peu présente d'ailleurs) qui permet juste à ses personnages de briller un peu plus dans leur valeur ou leur tares.

La plume de l'écrivain de Salammbô n'en est pas moins un régal pour le lecteur, croquant des personnages tous intéressants et variés avec la magie des mots. Un talent qui lui permet de dépeindre parfaitement l'amitié, l'amour, la passion, l'opportunisme, la colère, la vengeance, la frustration et tous ces sentiments que l'on vit au cours de notre éducation sentimentale. On ne sait si Frederic Moreau a appris de ses échecs, mais la matière est là en tout cas, et le sentiment d'évolution du personnage est bien réel. Peut-être que le lecteur peut, lui, en apprendre quelque chose ?

Et si ce dernier préférera peut-être Madame Bovary (ou un autre ouvrage de Flaubert) à L'Education sentimentale, il réalisera bien vite qu'il a eu raison de lire les deux et les appréciera chacun à leur juste valeur.
ngc111
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le 31 juil. 2012

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le 31 juil. 2012

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