L'Education Sentimentale : un ennui passionnant


Cette oeuvre de Flaubert ne semble pas être le meilleur cadeau de Noël à offrir à son petit frère, et ce pour une foule de raisons. Aucun véritable rebondissement, pas de personnage héroïque ni attachant, cinq cent dix-huit pages de médiocrité parisienne... Pourtant, il serait fort dommage de passer à côté de ce roman dont l'ennuyeux réalisme parvient, par une magie déconcertante, à décrire une époque tout en captivant le lecteur.


L'auteur réussit à piquer assez notre curiosité pour assurer la lecture complète de l'Education Sentimentale, tout en narrant des faits sans intérêt, des rêves, des hésitations, des généralités. Comment expliquer ce paradoxe ? Gustave Flaubert a forcément un secret. Lui seul pouvant le dévoiler, il s'agit plutôt de relever les caractéristiques qui font l'intérêt de cette éducation sentimentale, cette somme de banalités, ce sommet littéraire escarpé.


Autant traiter tout de suite d'un fait établi avec Flaubert : l'écriture est splendide. La tournure de chaque phrase constitue un plaisir auditif, la mélodie du récit étant une manie bien connue de l'écrivain. Ce-dernier possédait d'ailleurs la capacité d'écrire dans un style réaliste comme romantique. Quoi de mieux que de mélanger les deux pour créer sa propre plume? De cette association naît la forme éclectique visant à faire couler le fond. C'est le principal atout du roman quant à la question de procurer au lecteur l'envie de poursuivre sa lecture. Si le sujet ne permet pas l'évasion du quotidien, les yeux glissent sur le style comme sur un tapis de roses.
Le sujet, c'est justement la vie de Frédéric Moreau, à peine bachelier au début du roman, et qui part à Paris "faire son droit". L'Education Sentimentale est le récit d'une vie, d'une existence d'étudiant dissolue, d'une hésitation perpétuelle entre les études, les amours et les amis. Mais finalement, Moreau n'est qu'un témoin. Frédéric est un guide à la vie parisienne du XIXème siècle, car par ses frasques, les caractères d'une myriade de personnages sont représentés. De par ce personnage principal bien terne, les agissements de ses compères peuvent êtres décrits sans que l'auteur n'aie à prendre parti, ce qui est frappant. C'est la multitude de personnages et leur diversité qui permettent de ne pas lâcher prise, chacun d'eux étant promis à un avenir unique se prêtant à une découverte progressive. Même si ceux-ci ne font rien d'intéressant, leur attitude et l'attente avant leur réapparition importent. Il est possible de comparer ici, uniquement sous cet angle bien sur, L'Education Sentimentale avec la série Game of Thrones (si, si) : si les péripéties sont moins palpables que dans la série, le bouquin de Flaubert présente une évolution des personnages qui met en place un certain suspense au sein du néant. Sans en dire plus, le cas de Sénécal en est un fier exemple.
Moreau agace, car tout est calculé pour que le lecteur développe envers lui une affinité, liée par des points communs amusants comme déplaisants. C'est au soin de chacun de le constater, mais il est sur que Flaubert l'avait prémédité. La vie de Frédéric, c'est la nôtre ; on ne sait pas de quoi l'avenir sera fait. C'est à la fois excitant et ennuyant. On rit de le voir ainsi perpétuellement hésiter, on le pousse à agir, on le condamne quand il agît, on se dit ensuite qu'il a bien fait, pour en conclure qu'il ne faut plus lui prêter raison. Pour cela, Flaubert fait fort, il parvient parfaitement à reproduire les errements de tout homme, tout en confirmant l'avis du lecteur sur un point : la suite du récit est toujours importante. Frédéric et son petit monde évoluent dans le Paris des années 1840, se débrouillant pour survivre, progressant subitement dans l'échelle sociale, vivant au jour-le-jour, en collocation, tout en imitant les bourgeois pour les railler ensuite, héritant, dépensant, retombant dans l'échelle sociale. Après, on peut soutenir que l'Education Sentimentale est un "livre sur rien", mais il présente pourtant de façon critique et intéressante le mode de vie d'époque des trentenaires parisiens.


En parlant de critique, l'Education Sentimentale en est pavée. Parfois, Flaubert condamne avec ironie les traits de caractère de ses personnages, d'autres fois, il se contente de décrire les agissements de ces-derniers, afin que le lecteur puisse lui-même les juger. A travers les réceptions mondaines, il est possible d'observer les mœurs d'hommes souvent plus nobles d'habits que de cœur, de remarquer les petites manies superficielles du "monde" ou de la jeunesse excentrique de l'époque. Thème récurrent chez Flaubert, le personnage principal souhaite toujours vivre au dessus de sa condition, ce qui est loin d'être à son avantage. Il s'imagine jouer un rôle important dans les affaires, puis être ministre, voire futur roi, et le problème dans tout cela c'est qu'il se l'imagine, sans s'en donner les moyens. Cette peinture représente tout l'intérêt de l'ouvrage, légèrement divertissant et surtout pédagogique.
Malheureusement, cet écrit de Flaubert entraine plus la réflexion que la rêverie, alors qu'il pourrait bien procurer les deux. Soutenons que l'Education Sentimentale est un livre à avoir lu une fois dans sa vie (plus d'une fois, c'est du masochisme). En effet, peu de livres se lisent plus lentement : l'oeuvre est tellement indigeste qu'une lecture de quatre pages en fait l'effet de vingt. De plus, si vous ne recourrez pas aux services d'un garde-pages, il se peut que vous relisiez un passage entier du bouquin par méprise, sans reconnaître un traître mot de l'extrait en question. Pourtant, il n'est pas vain d'affirmer que l'Education Sentimentale est une des œuvres majeures du XIXème siècle. Flaubert a réalisé une étude de sa société aussi enrichissante que réussie, et a accompli le prodige d'intéresser ses lecteurs à lire leur propre vie. De son temps, critiquer ainsi sa société n'était pas aussi aisé qu'aujourd'hui, et bien plus dangereux : le procès de Madame Bovary a bien failli coûter cher à l'écrivain. Il faut donc remercier Flaubert d'avoir ouvert la voie aux romans modernes avec un tel brio, et d'avoir eu le génie de saisir des générations de lecteurs avec des sujets d'écriture paraissant aussi communs.

Lefuneste
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le 23 janv. 2016

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