Critique publiée sur Kultur & Konfitur.


Il m’arrive rarement d’acheter des livres et de ne pas les commencer tout de suite. Moins impulsif que pour d’autres produits que j’achète en masse, je me procure rarement un livre sans être sûr de pouvoir rapidement le lire. Il y a le premier tome de La tour sombre de King qui attend patiemment depuis quelques années, et sans doute deux ou trois autres ouvrages. Mais celui qui a attendu le plus longtemps, c’est celui-ci, L’épée de Shannara, premier tome d’un cycle à rallonge façon Feist, se déroulant sur plusieurs générations. L’achat a du se faire il y a une dizaine d’années. Découvrant le monde de la fantasy via Tolkien puis Feist (Les chroniques de Krondor), j’ai été attiré par la première de couverture, avec son trio au milieu de nulle part (édition de poche). Aujourd'hui’ je n’achète plus vraiment au visuel comme cela pouvait alors m’arriver (surtout pour les disques), et quand bien même je le ferais toujours, je suis à peu près sûr que je la trouverais absolument banale. Entre deux lectures, le livre de Terry Brooks traîne donc, isolé, sans ses suites. Et voilà que dix ans après, je me décide finalement à le lire, sans attente particulière.


Deux possibilités :
1. Je suis devenu très difficile et les bouquins de fantasy ne sont plus trop mon truc : hypothèse rapidement rejetée, je me considère assez bon public, j’ai adoré découvrir La Horde du Contrevent de Damasio très récemment et reparcourir la trilogie de la Croisée des Mondes de Pullman
2. Le livre ne présente en effet que peu d’intérêts et se résume à un schéma simpliste


Je penche plutôt, comme vous l’aurez compris, vers la seconde solution. Brooks se créée un univers certes, mais qui n’a absolument rien d’original ni d’inventif. Les personnages – sauf exception avec, éventuellement Allanon, Keltset et Orl Bane (mais l’écriture ne met que peu en valeur l’ambigüité potentielle de ceux-ci) – sont à peu près inintéressants, le récit prend le chemin d’une narration convenue avec respect du schéma quinaire de base : départ d’un lieu calme, diverses épreuves avec plusieurs havres de paix qui permettent aux personnages de se reposer et de se poser des questions, happy end et retour à l’équilibre, adjuvants et opposants clairement identifiés dans un manichéisme malvenu... Dès le début, la fin paraît évidente et les seules questions que l’on peut se poser concernent la mort d’un ou plusieurs personnages principaux : Brooks osera-t-il ou au contraire se terrera-t-il dans une naïveté sans nom. Si en effet tous ne sortent pas vivants ni indemnes, c’est au prix de situations totalement rocambolesques qui frisent le ridicule (cf. la fuite de Hendel face aux gnomes). Que la fantasy autorise certaines choses, inutile de le nier. Mais pousser cet effet si loin et hors de tout réalisme est d’une lourdeur accentuée par le manque de style. On pourrait accepter un tel choix s’il était ancré dans une volonté d’écriture et de construction de personnages héroïques. Chez Brooks, il n’en est rien. Les personnages possèdent bien sûr des capacités hors-normes, mais nulle trace d’héroïsation poussée et stylisée.



Meh Brooks



L’autre problème, outre ce manque d’originalité, c’est bien sûr le style de Brooks. Nombre d’ouvrages reprennent ce schéma classique mais, soit par des personnages bien pensés, soit par un style particulier, s’en sortent très bien. Ici, même si « ça se lit » rapidement, on s’ennuie beaucoup, ça manque de dynamisme, il y a souvent beaucoup de blabla qui reste superficiel et n’apporte absolument rien ni au récit ni au lecteur. Il y a bien quelques tentatives mal exploitées autour des modes de gouvernement, mais aussi vite repoussées (car on n’a pas le temps de s’y attarder, précise Allanon), alors que la veine aurait pu être plus creusée et donner un semblant de profondeur à l’ensemble (comme celle des sciences et de leur effet sur l’homme). Est-ce un problème de traduction ? Je n’arrive pas à croire que ce seul intermédiaire change la donne. Les passages lourds, maladroits, à moitié pompeux mais d’un verbe proche du zéro laissent à penser que la faute revient bien à Terry Brooks. La dernière partie, élaguant justement toutes ces tentatives de discussions ennuyeuses, est peut-être légèrement plus dynamique, se lit en tout cas plus rapidement, mais cela tient peut-être moins à une évolution du style qu’à la nature du récit qui s’accélère. Enfin, il faut oublier l’histoire d’amour là aussi creuse et mièvre, façon Hollywood, qui tombe sur les personnages au moment critique, semble présente pour décorer, touchant bien sûr le personnage (Menion) qui plus tôt rejetait un mode de vie sédentaire. La narration éclatée qui intervient lors de la scission de la communauté découle elle purement de l’évolution de l’intrigue et ne fait pas l’objet d’un choix d’écriture comme cela peut être le cas dans Le Trône de Fer ou, plus encore, dans La Horde du Contrevent. Variant les points de vue, le style reste pourtant le même et cette variété reste du domaine du gadget, de la contrainte à suivre un récit et non un levier pour l’auteur de dépasser la maladresse présente depuis le début.



D’hommage



Enfin, et j’ai vu après que c’était l’un des reproches faits à ce tome, les références à Tolkien sont trop appuyées et omniprésentes. S’en détacher tout à fait semble bien sûr difficile, tant l’auteur a marqué le genre et posé des archétypes. Mai Brooks s’y accroche et les reprend à son compte : des elfes qui sont gracieux, discrets, qui vivent plus longtemps que les humains, un magicien (ah, pardon, un druide) vivant depuis des siècles, qui porte une mission (sauver l’humanité) à un personnage semblant bien loin de pouvoir le faire et qui va, du coup, s’entourer d’une communauté pour y parvenir. N’oublions pas les serviteurs du maître des ténèbres qui sont à sa recherche, ni les pierres elfiques qui, si elles peuvent être utiles, appellent ces esprits lorsqu’on les utilise. Ça ne vous rappelle rien ? Continuons alors : il y a bien sûr le roi qui s’est éloigné de sa patrie pour des raisons bien sombres et qui parvient au bout du compte à reprendre en main le destin des hommes. Mais avant ça, il doit parvenir à soigner un dirigeant malade et manipulé par des sbires de l’ennemi. Theoden, Denethor et Grima ne sont pas loin. La différence principale se situe dans le héros. Si Frodon a écopé par hasard de l’anneau, ici la mission qui revient à Shea relève du destin implacable qui s’est transmis de génération en génération. Il est le seul à pouvoir accomplir cette tâche, ce qui n’est – à première vue – pas le cas de Frodon. Mais prendre les personnages de Tolkien sans touche réellement personnelle ne suffit pas. Les stéréotypes auraient pu être utilisés dans une intrigue originale, bénéficier d’un traitement d’une certaine profondeur. Que nenni, les péripéties et le fil de l’histoire reprend lui aussi les grandes étapes de l’épopée de Tolkien. Le magicien qui vient prévenir le héros, puis le « rôdeur » qui vient se présenter à eux dans l’auberge, un rendez-vous manqué avec le magicien à Culhaven, une sorte de Fondcombe habité par des nains, une traversée d’une grotte périlleuse où se trouve un terrible monstre marin, un éclatement de la communauté (compensé en partie par de nouveaux compagnons pour le héros, il est vrai). Une partie va affronter le Maître des Ténèbres (une entité vaincue plusieurs fois mais jamais détruite) tandis que l’autre essaie de lui laisser le temps d’accomplir cette lourde mission, dans une bataille de fin de récit là encore sans originalité aucune avec le moment où, alors que tout semble perdu, arrivent les renforts.


Malgré ces frappantes similitudes et un héritage revendiqué, il ne s’agit pas d’accuser Brooks d’avoir plagié Tolkien. Comme précisé plus haut, il est sans difficile, lorsque l’on décide d’écrire de la fantasy, de se détacher de cette référence qui a posé les bases de ce type de littérature. Par ailleurs Brooks propose quelques variations qui ne sont pas inintéressantes. En premier lieu, il met les nains dans les forêts et leur fait craindre les espaces renfermés, dans un choix assez audacieux et qui sort des représentations classiques (même si là encore cette particularité est peu exploitée). Il y a ensuite l’enjeu de la filiation qui permet à Shea de terrasser le roi-sorcier , le désir d’ancrer le héros dans un destin qui le dépasse génétiquement et le contraint à cette aventure. Contrairement au Seigneur des Anneaux, où il s’agit de détruire un artefact qui permet à Sauron de se maintenir en vie, ici l’enjeu de la quête est de récupérer un outil pour le détruire, Shea est d’ailleurs réellement confronté à son ennemi, là où Frodon est surtout confronté à lui-même. L’épée de Shannara n’est aussi que le premier tome d’un cycle qui, à l’instar du Krondor de Feist, se déroule sur un temps long, ce qui peut , si l’on considère l’ensemble, avoir un autre intérêt.


En dépit des multiples faiblesses pointées dans cette critique, il faut reconnaître que ce premier tome a l’avantage de se lire rapidement. Il manque d’ambition, mais peut-être est-ce préférable de rester dans une veine classique sans chercher à en faire trop pour un premier roman que de proposer quelque chose de radical mais d’absolument mauvais. De plus, c’est là le regard d’un adulte sur un roman de fantasy qui permet aux plus jeunes d’entrer facilement dans la reconnaissance d’une narration explicite et simpliste afin d’identifier clairement les acteurs et les enjeux. Ce manichéisme est difficile à accepter plus vieux, mais destiné à un public plus jeune, le livre de Brooks peut avoir son utilité. Je pense, malgré mes critiques, essayer de lire le deuxième tome pour deux raisons : voir si l’auteur parvient à trouver une identité plus personnelle, mais surtout parce que je déteste commencer quelque chose sans le finir.

Flavinours
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le 22 juil. 2013

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Flavien M

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