L'Esclave vieil homme et le molosse est un roman de Patrick Chamoiseau, publié en 1997 ; le romancier martiniquais y met en scène un écrivain reconstituant un événement qui l'obsède : la fuite inattendue d'un esclave, animé de « démences volcaniques », coursé par un molosse monstrueux aux allures mythologiques, auquel, paradoxalement, il s'identifie, retrouvant en lui la même « catastrophe qui l'habite ». A travers un individu déshumanisé, sans nom, et sans conscience, caractérisé par son immobilité quasi minérale, le romancier développe l'écriture d'une mémoire collective. Et pour rendre compte de cette mémoire, le narrateur homodiégétique se fait aède et conte l'acte insensé du vieillard esclave. Sa fuite a tout d'une « crise initiatique » (Chamoiseau), puisqu'en désertant la plantation et en bravant le Cerbère monstrueux, l'esclave reconquiert son humanité. C'est en effet au plus profond de la forêt, alors que le molosse est à ses trousses, que le vieil homme au nom oublié se constitue une conscience, et le romancier manifeste ce surgissement par une polyphonie narrative, et par le changement d'instance diégétique qui a tout d'une épiphanie. La narration homodiégétique devient une narration auto-diégétique dans le chapitre 5, intitulé très symboliquement « Solaire », et le vieillard accède ainsi au « je ». En passant de la réification à la plénitude de l'être, l'auteur bâtit un nouveau « je » à rebours des tentatives du Nouveau roman de pulvériser les contours du personnage de fiction.
Chamoiseau se réapproprie ainsi certains codes du récit initiatique pour manifester la naissance du « je » de l'esclave, mais il emprunte également à l'épopée, et il déploie, pour le récit de la fuite et du duel acharné avec la bête, soutenu par des images hyperboliques d'une beauté vibrante, une puissance épique mise au service, non plus des vainqueurs, mais bien des vaincus de l'Histoire. Sans être pleinement un roman de la mémoire historique, L'Esclave vieil homme et le molosse donne une voix aux marginaux et leur confère une grandeur mythique que l'Histoire leur a refusée. Le lecteur ne perçoit pas leur réalité en surplomb, mais à hauteur d'homme, par l'entremise de la nouvelle conscience de l'esclave, et la dimension sensorielle est en ce sens capitale, puisque Chamoiseau donne une grande part aux perceptions physiques, non ordonnées, parfois illisibles, dans cette jungle qui assaille le personnage de sensations, et l'écriture fourmille tout autant d'images maladivement vivantes... Cette volonté de témoigner pour les oubliés est elle-même formulée à la fin de l’œuvre, lorsque le narrateur romancier reprend la parole. Fuir à un âge si avancé reste un des mystères de l’œuvre, et le récit magnifie la fuite autant qu'il la prive de sens. L'esclave, paradoxalement, ne court pas tant pour obtenir sa liberté, que pour sortir son existence de l'oubli. L'esclave accède à l'écriture romanesque dans cette fuite effrénée. L'auteur ne fait pas que thématiser cette conquête littéraire : la réhabilitation des oubliés en littérature est soutenue par un geste linguistique, puisque Chamoiseau mêle créole et français dans sa narration, nous livrant ainsi, dans un même souffle épique, la ré-évaluation d'un type de personnage, d'une langue, et d'une culture.

JimmieConway
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le 11 févr. 2019

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