Dans un discours prononcé devant les étudiants d’Harvard en 1978, Soljénitsyne diagnostique un affaiblissement moral en Occident. Cette faille serait provoquée par une généralisation d’un état de bien-être incompatible avec la volonté de prendre des risques, pour une idée abstraite entre autres. Ce diagnostic s’accompagne d’une critique politique appuyée (nécessairement biaisée compte tenu du parcours de Soljénitsyne) du socialisme et du communisme, ainsi que d’une critique sociale de la prédominance du matérialisme qui a rendu possible la généralisation du bien-être corporel constaté en Occident. Le discours se construit ainsi sur l’hypothèse d’une corrélation entre la disparition de l’esprit religieux et l’amuïssement de la vie intérieure chez les Occidentaux. Le postulat de départ, sur une exclusion mutuelle entre confort matérialiste et action politique, semble confirmé par la dernière décennie et l’inertie ambiante que l’on peut constater, mais je trouve dommage de voir Soljénitsyne basculer dans les mêmes travers qui lestent la pensée d'Adorno par exemple, à savoir révoquer d’un même coup tout ce qui est associé à la modernité occidentale, en particulier ce qui a pu être produit dans les arts (je suis sans doute atteinte d’un trop grand optimisme, mais je préfère me détourner pour l’instant de l’idée d’une déchéance généralisée qu’il formule ainsi à propos de l’Occident « Il est des avertissements symptomatiques que l’Histoire adresse à une société menacée ou périssante : par exemple, le déclin des arts ou l’absence de grands hommes d’État »), ou encore concernant les libertés individuelles. Il pose néanmoins des questions qui méritent d’être formulées, par exemple sur l’ambiguïté de la presse quand on vient au problème de la responsabilité face aux informations (et notamment aux fausses informations) relayées sans scrupules et sans justifications, ou encore sur le mirage du bonheur que procurent les indénombrables libertés dont nous pouvons bénéficier dans une société matérialiste. Il annonce finalement, ou plutôt il espère, l’apparition d’une nouvelle ère anthropologique qui ne tournerait pas le dos au corps comme avait pu le faire le Moyen Âge, mais qui ne se complairait pas entièrement dans la possession matérielle comme sait si bien le faire notre époque. Ces multiples critiques font mouche, mais son discours, certes « visionnaire » comme le clame l’éditeur, sur une entropie morale en Occident comporte à mes yeux quelques angles morts indissociables de ce pessimisme philosophique et politique incarné par l’auteur.