L'Établi
8.4
L'Établi

livre de Robert Linhart (1978)

A l'époque où j'ai passé le permis, au milieu des années 80, on croisait fréquemment des 2 CV sur les routes. La "deuche", c'était la voiture sympa, celle des artistes, des hippies, des poètes. J'en ai même conduit une, prenant la suite de mes soeurs.

L'établi, c'est le revers de la médaille, la face cachée du fleuron de Citroën. Si la 2 CV a disparu du paysage, la société de consommation, elle, n'a pas changé. Nous continuons d'acheter des snookers ou des smartphones sans nous préoccuper des conditions de leur fabrication. Nous continuer de nous faire livrer des pizzas ou des sushis sans chercher à savoir comment ils arrivent jusque chez nous. Nous continuons à nous précipiter sur le produit le moins cher du rayon sans examiner la façon dont il a été confectionné. L'information est la clef : lorsqu'on a vu un reportage de L612, on ne mange plus de viande, ou uniquement de la viande issue de petits élevages respectueux des animaux. Tout le système mise sur l'ignorance du consommateur. Jusqu'à ce que quelqu'un lance une alerte.

Il en allait de même en 68, juste après Mai, lorsque fut rédigé ce témoignage. Sauf qu'à l'époque le monde ouvrier était une part importante de la population : les chefs d'entreprise n'avaient pas encore délocalisé tout ce qui est petite main. Pour rédiger un nouvel Etabli, il faudrait se rendre dans une usine bangladaise ou vietnamienne : ce qu'on y décrirait serait sans doute aussi édifiant.

Evoquant le personnage du soudeur Mouloud, le premier auquel il est associé, Linhart dit cela dans une belle énumération dialectique en fin d'ouvrage. Page 161 :

Pendant que des gens allaient au cinéma, bavardaient, faisaient l'amour, nageaient, skiaient, cueillaient des fleurs, jouaient avec leurs enfants, se baladaient, parlaient de la Critique de la Raison Pure [une pique adressée à ses collègues étudiants qui ne se soucient pas du monde réel ?], (...) trente-trois mille carcasses de 2 CV ont défilé devant Mouloud depuis septembre, pour qu'il soude trente-trois mille fois le même interstice de cinq centimètres de long, et chaque fois il a pris son bâton d'étain, son chalumeau, sa palette. Droit, les tempes grises, les yeux usés, quelques rides supplémentaires, me semble-t-il.

Avec les ouvriers, a disparu aussi la lutte des classes. En 68, des étudiants parmi les plus politisés entendaient ne pas rester au niveau théorique dans leur combat. On appela "établis" ces intellectuels qui, sur les traces de la philosophe Simone Weil, se firent embaucher à l'usine pour savoir de quoi ils parlaient. L'établi, c'est l'un d'eux, Robert Linhart, qui raconte ce qu'était la vie chez Citroën en 68, avec beaucoup de talent, ce qui n'échappa pas aux Editions de Minuit, pourtant généralement plus portées sur le roman que sur le témoignage. Notre homme est embauché comme OS2 en tant que Français puisque les ouvriers sont classés ethniquement ! Les Noirs en bas de l'échelle, M1, puis les Arabes, M2 ou M3, puis les immigrés européens, OS1. Glaçant. Voilà en tout cas un sujet qui a évolué favorablement.

Chacun a en tête, s'agissant d'une usine, le stress, la frénésie, le bruit et la fureur. Premier enseignement : c'est plutôt un ronronnement qui s'en dégage.

La chaine ne correspond pas à l'image que je m'en étais faite. (...) Je me représentais la chose à un rythme rapide - celui des cadences infernales dont parlent les tracts. "La chaine" : ces mots évoquaient un enchaînement saccadé et vif.
La première impression est, au contraire, celle d'un mouvement lent mais continu de toutes les voitures. Quant aux opérations, elles me paraissent faites avec une sorte de monotonie résignée, mais sans la précipitation à laquelle je m'attendais. C'est comme un long glissement glauque, et il s'en dégage, au bout d'un certain temps, une sorte de somnolence, scandée de sons, de chocs, d'éclairs, cycliquement répétés mais réguliers.

L'auteur est d'abord affecté à un poste technique, la soudure, ce qui permet de montrer d'emblée que l'efficacité à ce poste n'est pas à la portée de tous. Le fameux Mouloud - officiellement moins qualifié car arabe... - essaie de lui montrer, en vain. Voilà notre étudiant rapidement muté ailleurs, où on espère qu'il ne ralentira pas la chaîne de production. Le rendement de l'usine, telle est l'unique préoccupation de ceux qui président à son organisation. Chaque minute compte. Page 53 :

Comment aurais-je pu imaginer que l'on pût me voler une minute, et que ce vol me blesserait comme la plus sordide des escroqueries ? Lorsque la chaîne repart brutale, perfide, après neuf minutes de pause seulement, les hurlements jaillissent de tous les coins de l'atelier : "Holà, c'est pas l'heure ! Encore une minute !... Salauds !". Mais la minute est volée, tout le monde reprend, personne ne veut couler, se trouver décalé, empoisonné pendant une demi-heure à retrouver sa place normale. Pourtant, elle nous manque, cette minute. Elle nous fait mal. Mal au mot interrompu. Mal au sandwich inachevé. Mal à la question restée sans réponse. Une minute. On nous a volé une minute.

En fin d'ouvrage, un autre exemple nous en est donné. Page 169 :

Et puis une légère avance des horloges pointeuses. Elles marquent sept heures moins cinq quand toutes les montres marquent sept heures moins sept. Et les chaînes démarrent pile. Soit disant à sept heures. En réalité, à sept heures moins deux. Deux minutes de grattées, ça n'a l'air de rien mais c'est une demi-2 CV à l'oeil chaque jour, ni vu ni connu.

J’ai envie d’objecter qu’au lieu de sonner à midi elle le fait à midi moins deux, non ? Ce qui revient au même, donc ?...

Qui est le maître du temps ? Pas le contremaître, ni le chef d'atelier, ni le directeur, non. Le vrai patron, c'est la 2 CV. Celle dont on surveille le moindre bout de tôle pour qu'elle soit aguichante dans la vitrine. Page 59 :

Et nous sommes tous là, comme des imbéciles, à contrôler, tâter, retoucher, lisser, surveiller. Surveiller ? Mais c'est nous qui sommes surveillés, surveillés par ces surfaces lisses, toujours identiques et recommencées : bleu ciel, bleu nuit, vermillon, émeraude. Une rayure, une couche de peinture insuffisante nous dénoncent et, s'il y a trop de défauts, c'est le branle-bas de combat des chefs, les blouses blanches qui accourent, voire les complets-veston.

L'idée se poursuit page 70 :

Quand il n'y a pas de chef en vue, (...) ce sont les voitures qui nous surveillent par leur marche rythmée, ce sont nos propres outils qui nous menacent à la moindre inattention, ce sont les engrenages de la chaîne qui nous rappellent brutalement à l'ordre. La dictature des possédants s'exerce ici d'abord par la toute-puissance des objets.

La voiture prend même des allures de vampire, qui suce le sang des ouvriers, page 60 :

Les carrosseries, les ailes, les portières, les capots, sont lisses, brillants, multicolores. Nous, les ouvriers, sommes gris, sales, fripés [belle reprise du rythme ternaire de la phrase]. La couleur, c'est l'objet qui l'a sucée : il n'en reste plus pour nous. Elle resplendit de tous ses feux (...), toutes les attentions sont pour elle. Elle se moque de nous. Elle nous nargue. Pour elle, pour elle seule, les lumières de la grande chaîne. Nous, une nuit invisible nous enveloppe.

Moins sympathique notre deuche tout d'un coup, non ?

Aucune place, strictement aucune, pour le bien-être de ceux qui font tourner cette chaîne. Page 101 :

Emietté, éclaté en gestes insignifiants indéfiniment répétés, notre travail peut être un supplice. Nous l'oublions parfois, quand la relative torpeur et la régularité de l'atelier nous ouvrent le fragile refuge de l'habitude [joli]. Mais eux, les chefs, ne l'oublient pas. Ils savent que le moindre accroissement de la pression, la moindre accélération de la cadence, le moindre harcèlement de leur part, font voler en éclats cette mince coquille où il nous arrive de trouver refuge. (...) Et nous voici à vif, la fatigue multipliée par l'énervement, prenant de plein fouet ce travail d'O.S. pour ce qu'il est : insupportable.

La plupart supportent pourtant tout cela. Jusqu’au jour où la direction dépasse les bornes : elle veut faire rattraper les jours de grève de 68, à coup de 3/4h gratuites par jour. C'est là que l'auteur, associé à quelques copains au premier rang desquels le combatif Primo, va tenter d'organiser une action. Sans le soutien de la CGT qui se distingue ici par sa frilosité. Comme quoi les mouvements sociaux autonomes, déconnectés des syndicats, ne datent pas des Gilets Jaunes...

Des ouvriers dont la survie dépend de leur boulot face à une hiérarchie qui a tout pour leur pourrir la vie jusqu'à ce qu'ils démissionnent : les forces sont inégales. Déclencher une grève, c'est donc pour David attaquer Goliath à l'aide d'une fronde : il y faut beaucoup de courage. Et tout ne se passe pas comme dans la Bible : le mouvement tient quelques semaines puis se délite, lorsque la répression de Citroën monte d'un cran, appuyée par le CFT, un syndicat-maison. Linhart, qui tient bon malgré tout, est muté ailleurs, dans un "bocal". Page 120 :

La fourmi qui s'active dans la fourmilière ignore que dans quelques instants une main de géant la détachera avec précision de la masse de ses compagnes pour la déposer à l'écart de tout, dans un bocal. Il ne lui restera plus qu'à tourner en rond le long des parois glacées, encore toute frémissante de la foule récente [belle allitération], hébétée par la surprise de cette solitude.

Dans cet entrepôt à l'écart de tout, l'auteur glisse peu à peu dans cette torpeur qu'il décrivait en arrivant à Choisy. Page 133 :

J'avais progressivement adopté la démarche traînante de mes collègues et il me semblait parfois, quand je glissais dans le silence de l'entrepôt à la recherche de quelques leviers de vitesse ou d'un pare-brise, sentir à mes pieds d'invisibles pantoufles.

Il reviendra pourtant à Choisy, selon l'arbitraire le plus absolu, celui dont usent les pouvoirs totalitaire pour avoir les gens à sa botte. Affecté à un travail harassant, signe qu'on veut toujours se débarrasser de lui. Tous ses copains de lutte ont été dégagés un à un, par diverses méthodes. C'est là que Linhart remarque un ouvrier à part : un vieil homme isolé, qui a pour mission de réparer tout ce que la chaîne a rejeté. Cet ouvrier-là est le seul à ne pas être une machine : il étudie chaque cas, trouve une solution ingénieuse pour traiter avec rapidité le problème. Plus fort que Mouloud ou que Georges le Yougoslave, habiles mais qui ne savent traiter qu'un cas, toujours le même. En un mot un artisan, pas un robot. Il s'est confectionné un établi, meuble parfaitement adapté à ses gestes. Seulement voilà, la direction n'aime pas l'individualité. A l'usine, elle est une subversion susceptible d'en entraîner d'autres. Comme à l’armée, on ne veut voir qu’une tête. On va donc remplacer son meuble ingénieux par un établi standardisé, beaucoup moins performant. Même Gravier, le contremaître, lui rendra le sien en douce après la visite de la direction, non par humanisme mais par souci d'efficacité.

L'établi, c'est donc aussi ce meuble, symbole d'une autre façon qu'il y aurait eu de fabriquer une 2 CV. Une méthode laissant place à l'initiative, reposant sur la confiance dans les ouvriers qui en ont la charge. A l'époque, pas du tout à l'ordre du jour. On a bien progressé aussi sur ce sujet me semble-t-il. Il en va du sort des ouvriers comme du féminisme : de même que la lecture du Deuxième Sexe permet de mesurer le chemin parcouru en 75 ans, cet Etabli nous montre d'où on vient. Il nous invite aussi à détecter les réminiscences de cet horrible système. Aujourd'hui, par exemple, les préparateurs de commande dans les entrepôts Amazon ou Lidl sont traités comme des robots : le casque qu'ils ont sur la tête a remplacé le petit chef qui aboyait, mais la logique est la même. Après avoir lu ce si précieux et si éloquent témoignage, cessez d'acheter sur Amazon...

A voir ce qu'il subit, on s'étonne que Linhart ne démissionne pas. C'est la direction qui finira par le remercier pour "compression de personnel". A l'époque, cette justification était suffisante. Cet auteur courageux sera allé jusqu'au bout de sa mission. Il a fait des petits : l'enquête d'une Florence Aubenas sur les femmes de ménage à Ouistreham, même si moins littéraire, est un digne descendant de cet Etabli.

Jduvi
8
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le 3 mars 2024

Critique lue 4 fois

Jduvi

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