L'Éternel
5.6
L'Éternel

livre de Joann Sfar (2013)

Que l'on apprécie ou non son travail, le moins que l'on puisse dire c'est que Joann Sfar est un artiste prolifique. Plus encore, un artiste très (trop) fidèle à son oeuvre, à tel point qu'il semble incapable de laisser de côté même pour un temps son petit monde et les créatures qui le peuplent: les morts et autres êtres fantasmagoriques qui hantent ses cases et ses bulles hantent visiblement aussi sa plume. Ainsi, pour qui est familier de l'auteur et de son Bestiaire Amoureux la rencontre avec cet Éternel c'est un peu comme des retrouvailles.
Oh bien sûr Fernand le Vampire se cache cette fois derrière un patronyme russe et un passé qui va de pair. Mais même en jouant les cosaques, il ne peut tromper personne avec sa trogne grisâtre de nosferatu, sa mélancolie et ses turpitudes amoureuses assorties... Et cette mandragore, ne l'a-t'on pas déjà croisée au détour d'une forêt, elle ou sa parfaite jumelle; ce loup-garou si entreprenant, ne l'aurait-on pas déjà rencontré au cours d'une croisière, entre une danse, un verre et (un) Soupir? Qui se serait lassé des errances judéo-vampiriques de l'auteur à de quoi en être plus qu'agacé. Mais Fernand (ou Ionas) et moi, c'est une vieille histoire: on se fréquente depuis l'enfance, je peux difficilement résister au plaisir de quelques heures de vagabondage nocturne en sa compagnie.


Passer de la bande-dessinée au roman est donc bien loin d'un renouvellement pour Sfar mais plutôt l'occasion d'explorer et d'exploiter autrement ses éternelles marottes. Ça ne manque pas totalement de charme pour autant, ni même d'une certaine poésie, à la fois burlesque et cruelle malgré un style pas toujours très au point. Sans le secours du support visuel, sans la magie de son trait (é)mouvant et la chaleur de ses couleurs, il peine parfois à poser les ambiances et à allumer la flamme de la séduction chez ses vamps et autres vampiresses.
Malgré des premières pages quelques peu laborieuses, l'histoire s'amorce finalement sans trop d'anicroches. C'est que dans cette première partie Sfar est plus que jamais en terrain connu. Sa plume n'est pas toujours à l'aise mais lui l'est avec son sujet, en tout cas suffisamment pour que l'on puisse passer au-dessus des petites maladresses de style. C'est avec la seconde partie que les choses se gâtent pour de bon...
Sfar délaisse la Russie du début du XXème siècle pour nous ramener au présent. Après tout les éternels vivent longtemps... Mais cette fois il s'en détache un peu, à peine à vrai dire, pour mieux nous faire suivre ses pérégrinations par le prisme de Rebecca, désabusée, endeuillée et psychanalyste de son état. Et puisqu'elle est du genre à osciller entre aventureuse et fouineuse - de l'un à l'autre il n'y a qu'un pas - elle s'aventurera et fouinera dans la psyché de notre anti-héros aux quenottes aiguisées, occasion d'explorer aussi la sienne, cela va sans dire - et sans intérêt, malheureusement. A l'ouest crépusculaire de cette seconde partie, rien de nouveau donc: encore, toujours, éternellement, Sfar est en pays conquis. Mais il a beau se cantonner aux frontières de son univers - sans risque ou par paresse? - la mécanique de son petit train fantôme peine et s'enraye. Les faiblesses se creusent et s'accentuent jusqu'au dénouement qui semble davantage se précipiter avec soulagement vers un point final que vers un réel aboutissement du récit et de ses protagonistes. Certains d'entre eux, faute d'être suffisamment approfondis ne trouvent pas vraiment leur place dans la narration et tombent finalement comme un poil (de loup) dans la soupe au pollen de mandragore.


Le plaisir que l'on a pu éprouver à se (re)plonger dans le microcosme Sfar, à s'égarer dans de tortueuses forêts et visiter des cryptes douillettes, s'amenuise au fur et à mesure de la lecture. Si l'on ne peut qu'admettre qu'un peu de mystère est nécessaire pour préserver cet univers entre rêve amer et doux cauchemar dont tout le charme céderait face à la raison, si on peut excuser ou comprendre l'auteur de laisser sa plume courir pour continuer à faire vivre ces êtres de papier qui l'accompagnent depuis si longtemps, le vague sentiment d'avoir été floué est plus difficile à avaler. Car le roman ne contient pas grand chose que ne contiennent pas déjà les bande-dessinées sans en avoir toutes les qualités. Jamais il ne se montre comme un enrichissement de cet univers, mais toujours comme une redite d'une histoire que l'auteur nous raconte depuis deux décennies déjà.
A force d'être éternellement lui, Joann Sfar déçoit: à trop arpenter la Terre, son éternel serait-il devenu gâteux?

Cocolicot
6
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le 12 janv. 2020

Critique lue 181 fois

7 j'aime

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