Né à Ouelen en 1930, le Russe Youri Rythkhèou se montre particulièrement inspiré pour nous communiquer son amour pour une région méconnue située juste sous le cercle polaire et très proche du détroit de Béring, donc du territoire américain.
Sur la côte de cette bande de terre, le 21 juin 1947 (soit peu après la Seconde guerre mondiale), une jeune étrangère débarque d’un bateau navigant sur l’océan (glacial) arctique. En provenance de Leningrad, Anna Odintsova arrive dans la petite ville de Ouelen et le premier à l’accueillir est Tanat, jeune homme frappé par ses magnifiques yeux bleus, lumineux. De son côté, Anna remarque l’allure du garçon qui la guide vers un endroit où elle pourra s’installer. Grâce à Tanat, Anna explore Ouelen. Ce faisant, elle apprend à connaitre ce jeune homme qui vit dans la steppe. Tanat est un Tchouktche nomade venu à la ville essentiellement pour se ravitailler.
Pour Anna l’ethnologue cela tombe bien, car elle vient étudier les mœurs des habitants du coin. En deux temps trois mouvements, elle obtient de suivre Tanat avec les siens et même de l’épouser. On comprend rapidement – car Anna tient un journal dont le roman présente un extrait de temps en temps – qu’épouser un Tchouktche était dans ses plans. En effet, elle veut s’intégrer complètement à eux. Et comme entre Anna et Tanat l’attirance est réelle, la jeune femme fait rapidement la conquête du clan auquel son mari appartient, en particulier Rinto, le père de Tanat.
Dans la steppe
Le clan auquel Anna s’intègre y vit (quelques rares films nous donnent une idée du paysage, immense et quasi désertique, donc évidemment très peu peuplé) et s’y déplace au gré des circonstances, dues essentiellement au climat, très rude en hiver. Mais Anna s’accommode de tout cela. Le vrai souci, c’est l’époque qui voit le stalinisme battre son plein. Beaucoup d’hommes soumis à ce régime font le nécessaire pour qu’il s’applique même dans ces régions reculées. Le résultat, c’est la très forte incitation à l’abandon du régime des koulaks (propriétaires terriens), au profit de l’organisation collective, soit l’abandon de la propriété privée.
Très peu acceptent cette évolution naturellement, mais peu osent s’y opposer frontalement. La résistance se fait plutôt par la fuite, comme le tente la famille de Tanat et Rinto, dans des sites de plus en plus inhospitaliers. En quelque sorte, il s’agit du prix à payer pour conserver l’indépendance du clan.
Convoitise
Au-delà des considérations politiques, nous avons les considérations individuelles, car la belle Anna ne plait pas qu’à Tanat.
Elle plait notamment à Atata qui est sur les traces de Rinto pour l’arrêter et le forcer à intégrer le régime communiste. Ce qui voudrait dire l’intégration de ses rennes au grand troupeau collectif du kolkhoze « L’aube rouge ».
Mœurs des Tchouktches
A noter également tout ce qui tient à la vie dans cette région difficile. Outre le climat, nous avons un certain art de vivre et des mœurs particulières. Ainsi, on apprend que si l’un des époux décède, l’autre ne se retrouve pas seul. La famille désigne celui ou celle qui prendra la place de la personne disparue. C’est ainsi qu’un homme peut devenir l’époux de plusieurs femmes ou inversement, pour des raisons de survie du clan et d’équilibre des individus qui le constituent. L’histoire prendra un tour étonnant à la suite de l’application de cette règle.
Le chaman
Personnage aux dons qu’il cultive par transmission directe (initiation), le chaman occupe une place importante dans les croyances du peuple Tchouktche. Quand Anna intègre le clan, elle ne sait pas trop à quoi s’en tenir. Mais elle comprend que Rinto ne joue pas la comédie en tant que chaman.
Mieux, Rinto détecte en elle le don. Quand il la sent pleinement intégrée, il lui fait savoir qu’il la choisit comme héritière de sa place de chef de clan et de ses pouvoirs de chaman (une femme, qui plus est venue de l’extérieur, c’est dire l’estime qu’il lui porte). Cela passera par quelques moments très particuliers qui transformeront Anna à tout jamais.
Vie d’Anna
Le titre est donc tout à fait à la hauteur de ce qu’il peut susciter comme attentes, car le roman est bel et bien centré sur Anna qui arrive à Ouelen en étrangère. En effet, pour Tanat et les siens, une Russe (soviétique plutôt) est bien une étrangère à leurs yeux, bien plus d’ailleurs que les cousins américains qui vivent de l’autre côté du détroit de Béring. Le roman nous fait suivre la vie et l’évolution d’Anna à partir du moment où elle intègre la communauté Tchouktche. Le plus difficile à la lecture concerne les noms compliqués et le vocabulaire (nombreuses notes de bas de page), même si tout cela contribue à donner un aspect très véridique. Le Russe Youri Rytkhèou captive son lectorat et rend vivants aussi bien ses personnages que la région. De plus, il enchaine les péripéties, sans laisser de moments de flottement, ce qui ne l’empêche pas de décrire tout ce qui l’intéresse de façon très inspirée (souvent à la limite de la poésie). La structure narrative est habile avec les extraits du cahier d’Anna qui nous permet d’accéder à ses pensées profondes et donc d’en savoir plus que les autres personnages.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné