Critique publiée sur Kultur & Konfitur.


[ Attention, cette critique dévoile des éléments cruciaux de l'aventure ]


J’en ressors comme un gamin. Plein d’étoiles dans les yeux, avec l’impression d’avoir vécu l’aventure par procuration. Moment autobiographie : mon grand-père, avec lequel je n’ai eu que très peu de relations, me faisait envoyer des livres de Jules Verne pour mon anniversaire ou pour Noël, d’une collection sobre et assez chouette. Enfant lecteur, j’ai du les lire lors de ma jeunesse. En reprenant cette collection récemment pour me plonger dans ce qu’il faut bien définir comme à la fois des précurseurs et des classiques de plusieurs genres, certains m’étaient familiers, d’autres beaucoup moins. C’est le cas de L’île mystérieuse, aboutissement de la trilogie composée par Les enfants du capitaine Grant puis Vingt milles lieues sous les mers. Et de livre en livre, cette trilogie gagne en puissance, pour finir sur une jubilation inégalée par les autres romans de Verne, qui sont toujours riches mais plein de lourdeurs descriptives qui en font cependant toute la particularité. Verne se lit comme un roman d’aventures, mais ce qui impressionne toujours, c’est la place de la science dans la narration, ces longues pages qui ne font que dans la description et qu’il faut bien avouer que je survole souvent. Il y a cette admiration, cet étonnement lorsque l’on replace l’œuvre dans son temps, mais toujours liée à cet ennui littéraire.



Le Top…



Si les deux premiers tomes de la trilogie se placent plus dans la lignée de l’odyssée et du roman de voyage, L’île mystérieuse se pose plutôt dans le genre de la robinsonnade. Mais là où Robinson est seul, et que dans Le Robinson Suisse (autre très bon souvenir) il n’y a qu’une famille, ici se forme une micro-société avec de nombreux personnages. Première force, tous ces personnages sont dotés de caractères forts et identifiables, aucun n’est vraiment laissé en arrière. On retrouve les stéréotypes qui parsèment les romans de Verne, entre le jeune apprenant qui devient homme, l’ingénieur ultra-polyvalent ayant réponse à tout, les hommes plus énergiques (Pencroff et Ayrton), le reporter plus littéraire, le domestique dévoué… Surtout, la grande force de ce roman par rapport aux autres de Verne, c’est que jamais les descriptions ne prennent le pas sur la narration. Si les moments contemplatifs de Vingt milles lieues sous les mers avaient un charme indéniable, il n’y a ici quasiment aucun temps mort dans le récit, riche en rebondissements, avec ses moments de repos mais sans jamais tomber dans des pages sortant le lecteur du récit à travers je ne sais combien de nombres. Les moments de bravoure ne manquent pas, tout comme les réflexions de Verne qui en font bien plus qu’un roman d’aventures classique et qui explique le plaisir pris dans cette universalité qui n’a rien perdu de sa force.



… un roman qui a du chien !



Car on retrouve les thèmes classiques de la robinsonnade : l’île comme nouvel Eden vierge de la main de l’homme, la connaissance acquise antérieurement en société mise au service de la survie du groupe, ou encore le désir de revenir au sein de la communauté quittée, le besoin de vivre en cité. L’île est aussi un lieu béni pour les descriptions de la faune, de la flore, l’occasion de présenter un univers riche qui semble rassembler tout ce qui se connaît ou presque. Mais il y a plus : l’évasion en ballon est une évasion d’un monde en guerre, dont l’île est isolée, un refuge face à la réalité. Un lieu hors du temps, et si les réfugiés espèrent parfois des nouvelles du monde quitté, c’est souvent qu’ils expriment le sentiment de sécurité ressenti sur ce lieu qui n’apparaît sur aucune carte, comme l’île d’Utopie de Thomas More. Et on voit à quel point l’arrivée de nouveaux humains (Ayrton, puis les pirates) constitue un risque pour cette sérénité. Le retour à la société se fait dans un monde pacifié, le refuge a alors exprimé par l’éruption cette réalité à laquelle il faut retourner, qui n’est plus aussi dangereuse que lors du départ de nos aventuriers.



Ce rouge est de l’île ?



Ce sentiment de surnaturel, de lieu un peu divinisé, sacré, on le retrouve dans ce que j’ai exprimé plus haut : les aventuriers ne manquent de rien, l’île Lincoln semble le lieu idéal pour fonder une société. Il y a certes des intempéries, des bêtes sauvages, mais elle contient tout ce qu’il faut pour vivre en paix, sans manquer de rien. Les interventions vues comme divines (l’île protège ses occupants) ne font que rajouter à ce caractère sacré du lieu. Nemo lui-même, bien sûr, est utilisé à merveille. Figure phare de Vingt milles lieues sous les mers, qui écrasait tous les autres personnages tant la force qui émanait de lui, de ses choix de vie, de sa posture, faisait la force du roman (je l’ai déjà évoqué, mais l’équilibre de ce dernier tome permet plus de variété, même s’il n’y a pas l’effet du personnage qui se dégage des autres), Nemo est utilisé à contre-emploi. Le personnage qu’on pouvait penser un peu déshumanisé du tome précédent (il n’en est bien sûr rien) retrouve ici le goût de la relation à l’autre, et l’espoir dans un monde meilleur avant de partir rassuré d’avoir vu ces naufragés et leur comportement. Nemo, gardien de l’île et de ses colons, est alors la figure paternaliste qui pallie aux insuffisances du pourtant polyvalent ingénieur Cyrus Smith.


Enfin, la maîtrise de l’arc narratif, des liens qui lient L’île mystérieuse à ses deux prédécesseurs est remarquable. Il y a l’utilisation de Nemo décrite plus haut, mais aussi la rédemption d’Ayrton, le Duncan miraculeusement salvateur, et une conclusion qui réunit tous ces personnages côtoyés par le lecteur.


Il y a bien longtemps que je n’avais pas vécu une telle aventure de lecteur. Le plus étrange, dans cette histoire, c’est que je la vive maintenant alors qu’elle semble m’avoir laissé de marbre quand j’étais plus jeune et potentiellement plus disposé à en faire l’expérience. Mais au fond, peu importe, ce qui compte, c’est d’arriver à la vivre encore aujourd’hui, à s’évader dans un roman vieux de 150 ans sans avoir l’impression que ni lui ni moi n’avons pris une ride.

Créée

le 11 mai 2014

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Flavien M

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