Avant-propos : je considérais Milan Kundera comme mon auteur préféré, j'ai visité plusieurs expositions, signé cette critique élogieuse, lui ai consacré un hommage vidéo, etc.
1) Soupe de mots. Le titre ambitieux, pour ne pas dire grandiloquent, était prometteur — L’immortalité — il laissait entrevoir une plongée dans les eaux profondes de l'amour, les affres des relations humaines et les tréfonds de l'âme, à hauteur de siècles.
À la place : 400 pages de bavardage. Un tissu d'anecdotes, de divagations mentales, de brèves de comptoir, un patchwork de futilités, de lubies, de soft-talk, de poncifs vides, de tourments d'écrivain qui ausculte son nombril à l'infini.
2) Fadaises. À cette soupe s’ajoute le satisfecit agaçant de Kundera, persuadé que chacune de ses fadaises fera mouche et arrachera au lecteur un « pas bête ! ». Mais que c'est creux : le concept du "cadran" est un lieu commun reconditionné en pseudo-théorie ; l'histoire de Goethe méritait 8 pages, pas 80 ; un chapitre entier d'analyse grammaticale d'une structure passive utilisée par Rainer Maria pour qualifier des décisions... on atteint des sommets du verbiage.
À quel moment se croit-on assez génial au point de penser que sa masturbation intellectuelle est digne d'intérêt, et qu'une fois casée dans un roman elle sera transformée en or ?
Il fallait écrire L'Art du roman 2, ou aller faire du commentaire de texte à l'université...
3) Ringardise. Autre constat, que je voyais pointer depuis un moment et qui s'est vraiment déclaré ici : les analyses de Kundera sont datées. Plus exactement, il ne comprend pas l'Occident. Il regarde le manque de féminité des femmes comme un ahuri (l'Australienne en baskets). Son analyse du besoin "d'aider les nègres" est totalement étrangère à 300 ans de progressisme libéral, « des vertus chrétiennes devenues folles », qui a abouti dans le boboïsme. Sa pyramide des âges est fausse, les "vieux" sont déconsidérés en Europe centrale et de l'Est, à l'Ouest c'est la tranche d'âge privilégiée ; tout aussi fausse son analyse des proportions du visage, qui ferait rire n'importe quel anatomiste.
4) Ambition juvénile. Progressivement, une inquiétude naît : "Non... Ne me dites pas que Kundera s'est vraiment donné l'ambition juvénile, lui le grand cynique, de révolutionner le roman ?!" Si. Ça se confirme. Il le dit lui-même.
je regrette que presque tous les romans écrits à ce jour soient trop obéissant à la règle de l'unité de l'action.
Quoi de plus convenu aujourd'hui que de "casser les codes" ? Une publicité sur deux nous y incite. Philippe Muray appelait cela "les mutins de Panurge". Kundera rejoint le troupeau.
Résultat : un roman qui ne démarre jamais. Une introduction perpétuelle. Un récit sans tension. Il avoue avoir travaillé deux ans sur le personnage d'Agnès : quel aveu d'échec, ce personnage est plat et inachevé.
Il motive son choix de structure non orthodoxe pour échapper à toute adaptation cinématographique. Mission accomplie, il n'y en aura pas : ce livre est une merde.
Dans le positif, je retrouve agréablement son style dépouillé. Minimaliste, d'aucuns diraient sec, mais plaisant à mon goût.
L'idée de mêler plusieurs récits, et de nous montrer comment le romancier fait émerger ses personnages, en les croisant avec des rencontres réelles, était en réalité très intéressante. D'ailleurs dans les derniers chapitres la boucle s'opère très proprement. Mais cette structure aurait dû rester une "side quest", un clin d'œil subtil avec le lecteur, pas le cœur du livre.
----- Ici s'achève ma critique-----
Reste ma colère. Celle d’un lecteur trahi par son romancier préféré. Puisque Kundera m’a infligé un mauvais roman, je lui infligerai en retour un châtiment ajusté : lui qui redoute tant qu’on scrute sa vie privée (tout en s’autorisant à disséquer celle des autres...) je vais à mon tour placer la sienne sous le microscope.
A) Pourquoi Kundera est-il un control freak ?
Kundera a consacré des années entières exclusivement à encadrer ses traductions. Il a tenu à ce que sa biographie dans la Pléiade soit limitée à « Milan Kundera est né en Tchécoslovaquie. En 1975, il s’installe en France. » Il n'a plus accepté d'interviews les 30 dernières années. Ariane Chemin raconte dans "À la recherche de Milan Kundera" comment sa longue traque se termine bredouille.
Kundera dévoile sa hantise dans le 2 chapitre de la dernière partie, lorsqu'il se dit horrifié que Paul puisse "cancel" Hemingway du fait de sa vie privée, ou celle qui lui est prêtée par ses biographes. Kundera veut donc supprimer toute prise possible aux critiques. Pas de matière = pas d'angles d'attaque, et le voilà qui se trouve à l'abri du "cancel", pense-t-il.
B) De quoi Kundera a-t-il peur ?
Mais cette obsession du secret est poussée à un degré suspect. Que cache-t-elle ? La réponse paraît évidente : l’affaire Dvořáček. Ce militant communiste, qui a passé 23 ans en camp, suite à une dénonciation de Kundera (mais qu'il conteste).
Comment ne pas voir dans La Plaisanterie une variation de ce drame ? Dans La Vie est ailleurs, une tentative de mise à mort de son double jeune ? Toute son œuvre résonne comme une longue expiation de sa délation. Kundera la balance. Tous ses efforts de discrétion n’ont pas empêché le document de fuiter 10 ans avant sa mort, et personne n’a jamais contesté l’authenticité du procès-verbal tchèque qui cite le délateur et ses caractéristiques : Milan Kundera.
C) Pourquoi "L’Immortalité" ?
Kundera ne cherche pas seulement à dissimuler un passé compromettant : il vise plus haut. S'explique ici aussi son choix de s’affranchir des règles de l’unité, pour faire un coup. Kundera écrit pour la postérité. Sous des airs simples et rieurs, il n'en vise pas moins l'éternité.
Car Kundera n'a pas eu d'enfant.
A défaut de continuer à vivre à travers une descendance, il cherche à continuer à vivre à travers son œuvre. L'idée de l'effacement et de l'oubli sont pour cette même raison des thèmes qui le hantent, Kundera ne veut pas disparaître.
Tout ça pour ça, finalement c'est tellement banal.