Depuis quelques centaines d’années, les passagers du Matilda endurent une croisière sans escale. Pour tous, Hauts-Pontiens comme Bas-Pontiens, la Terre n’est plus que le souvenir d’une époque révolue, un récit mythique que l’on se raconte pour supporter l’âpreté d’un quotidien injuste, à l’ombre de Petit-Soleil. L’injustice règne en effet sans partage dans l’arche stellaire, prenant l’apparence d’une monarchie de droit divin, tempérée par la ségrégation raciale et l’esclavage. Pour les Goudrons terrés sur les Bas-ponts de l’arche, l’existence se réduit à un labeur incessant dans les plantations sur les ponts agricoles, sous la surveillance constante de gardes ayant droit de vie ou de mort sur eux. Ce modèle s’inspirant de la logique du camp de concentration est considéré par beaucoup, surtout les Blancs, comme un horizon indépassable, rejouant le pire de l’Histoire humaine. Mais dans l’atmosphère confinée du Matilda, tout le monde est à l’affût de l’incident qui provoquera la révolution.


Avec ce premier roman dont le décor s’inspire d’un des tropes les plus connus de la science-fiction, Rivers Solomon file la métaphore, transposant au sein d’une arche stellaire une société ségrégationniste, machiste et homophobe. Dans ce lieu clos, frappé par la régression après l’accident qui l’a privé de son commandement et de son équipage, l’intolérance, les préjugés et la discrimination ont semé leurs graines malfaisantes. Les riches planteurs passagers y exploitent désormais une main-d’œuvre servile, privée de patrie et de dignité, opprimant sans vergogne la population noire entassée dans les cales Bas-Pont du vaisseau, mais n’oubliant pas de s’en prendre aussi aux femmes et à toutes les personnes dont l’identité diffère d’une supposée norme hétérosexuelle.


Dans cet univers privé de mémoire, où prévalent la claustrophobie et l’angoisse, Aster défie pourtant consciemment toutes les règles. Iel a appris la médecine sous la houlette de Theo, le fils asexué de l’ancien tyran, faisant bénéficier de son savoir les plus démunis, en dépit des brimades des gardes et de Lieutenant, le pire d’entre-eux. Sans doute trop intelligent-e pour son bien être, iel tente de rendre leur dignité à tous ces fantômes, femmes, personnes de couleur et LGBT+, auxquels le Souverain et ses sbires dénient toute dignité. Rivers Solomon nous raconte son éveil progressif à la connaissance et sa rébellion. Un long parcours semé de déconvenues et de violence, souvent insoutenable, nous permettant de découvrir toute l’inanité de la ségrégation, système social porteur d’une aliénation absolue.


L’Incivilité des fantômes s’inscrit donc de plain-pied dans la longue lignée des romans engagés, montrant que la science-fiction reste avant tout un vecteur d’idées, une littérature pouvant susciter le débat par les dangereuses visions qu’elle suscite. Ce ne sont pas les amateurs d’Ursula Le Guin et d’Octavia Butler qui viendront nous contredire sur ce point.


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leleul
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le 12 juin 2020

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