Mme d’Espard veut faire interdire son mari, qui dilapide son argent dans la poche du couple Jeanrenaud et qui s’est piqué de sinologie, à laquelle il initie leurs deux fils adolescents. Si j’ai tout compris, faire interdire signifie à l’époque quelque chose comme placer sous tutelle aujourd’hui. Quand on sait que les d’Espard sont riches, la comtesse dépensière et les Jeanrenaud sans le sou, on imagine bien à quels enjeux expose l’interdiction. (Tout rapport avec Liliane Bettencourt serait… ah, non. Peut-être pas. Bref.)
Le juge Popinot, homme de charité aussi intègre qu’insouciant des conventions sociales qui ne concernent pas directement son métier, est chargé de régler le cas. Pour encore mieux lier tout cela à la Comédie humaine et ajouter un peu d’enjeu, cela se passe sous les yeux de Bianchon, neveu de Popinot, et de son ami Rastignac, qui voit dans « la femme du monde […] le diamant avec lequel un homme coupe toutes les vitres, quand il n’a pas la clef d’or avec laquelle s’ouvrent toutes les portes » (p. 425). Aussi, quand le premier dit de Popinot que « Ce n’est pas un homme coulant. / – Non, dit Rastignac, c’est un homme à couler. » (p. 467).
Je ne déflorerai pas davantage l’intrigue. Disons simplement que l’Interdiction se lit agréablement, notamment parce que les apparences y dissimulent beaucoup, et que la galerie de personnages vaut le coup d’œil – « La veuve avait une robe verte garnie de chinchilla, qui lui allait comme une tache de cambouis sur le voile d’une mariée. Enfin chez elle tout était d’accord avec son dernier mot : “Me voilà.” » (p. 469).


Et au bout du compte, la nouvelle est aussi très balzacienne : le goût de l’observation, le thème de l’argent, la question du mariage, la présence de quelques figures de génies plus ou moins compris… (Et autant les trois premiers points sont le fruit du Balzac réaliste, autant le dernier est ce qui le rattache au romantisme.) Popinot est à la fois un génie dans (et cantonné à) son domaine et une de ces figures d’observateurs, assez fréquentes chez Balzac, qui se tiennent juste à côté du lecteur. (Deux, voire trois autres personnages de l’Interdiction assument cette fonction.)
Il y a en particulier une scène d’interrogatoire chez Mme d’Espard (1), où le texte est saturé de notations sur les regards plus ou moins calculés que les personnages se jettent, se renvoient, interceptent, surprennent… Le fameux narrateur balzacien est là pour guider le lecteur, et c’est une des scènes qui justifient à elles seules le titre de la Comédie humaine, tout en faisant songer qu’une adaptation cinématographique réussie d’un texte de Balzac ne serait peut-être que cela : de longs dialogues avec des plans de coupe sur des regards.
Du coup, j’aurai tendance à pardonner le goût pour le mélo que la nouvelle manifeste quelquefois. Sans rentrer dans les détails, l’intégrité et la charité seront bafouées dans l’Interdiction. Ce n’est pas ce qu’on y trouve de plus fin.


(1) P. 458-459 en « Pléiade », p. 162-164 dans cette édition en ligne.

Alcofribas
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le 13 juil. 2020

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