L'Odyssée
8.5
L'Odyssée

livre de Homère ()

L'écriture de Joyce témoigne d'une crise, individuelle et collective, au sein d'un monde pétrifié ou même menacé de déliquescence. T.S.Eliot définit la « méthode mythique » de Joyce comme « un moyen de contrôle, de mise en ordre, de mise en forme, un moyen pour investir de signification cet immense panorama de futilité et d’anarchie qu’est l’histoire contemporaine », il suggère une réponse à cette crise, à cette « futilité » et à cette « anarchie » de l'histoire contemporaine. La notion d’ « immense panorama » suggère la posture réaliste voir naturaliste du genre romanesque, réalisme romanesque qui ramène en effet le monde à l’écrasante médiocrité du quotidien. La posture de Joyce, à travers sa méthode mythique, va être de se confronter à ce quotidien, en invoquant les mythes pour réinventer ce quotidien, et le genre romanesque, et par extension pour proposer une nouvelle modernité propre à l’Irlande. Il y a donc un contraste, une friction, un défi, entre le grand projet méthodique et ce quotidien qui reste « futile » et « anarchique ».


Ça passe en premier lieu par une représentation de cette crise. À laquelle il va répondre par sa « méthode mythique », comme l’appelle TS Eliot, méthode explicitement en germe dans Le portrait de l’artiste en jeune homme. Méthode qui suppose nécessairement un certain humour, tragi-comique, car elle invoque des personnages mythiques (divins ou semi-divins) en pleine crise contemporaine, et fondamentalement humaine.


C'est une crise d'abord du quotidien en lui-même. L'Irlande sous domination britannique est déchirée par des crises politiques, dont Stephen Dedalus est témoin dès l'enfance, et notamment par la « trahison » de Parnell (leader de l’indépendance irlandaise) dont on a reconnu l'adultère. Il est conscient d’une forme de paralysie de la société dublinoise, qu’il met en scène dans la nouvelle Les morts du recueil Les gens de Dublin (paralysie notamment symbolisée par la neige tombée sur la ville). Cette crise alternativement intrigue, déchire, entraine, le personnage du Portrait de l'artiste en jeune homme : « chaque forme dans le décor […] l'attirait et le décourageait, et l'attirant et le décourageant… » Chaque forme dans le décor, mais aussi chaque parole, devient le lieu d’une curiosité singulière du poète autant que d’un découragement, que d'un frein dans sa poursuite « des fantômes ». C'est ce qui est en jeu aussi dans le premier chapitre d’Ulysse, Stephen Dedalus invoque des souvenirs (notamment celui de sa mère mourante) ou des raisonnements intérieures, mais il est systématiquement interrompu par ses camarades, Buck Mulligan et Haynes. Le projet d'Ulysse sera donc de se confronter par l'écriture à cette crise, d'un faire un sujet pour la dépasser en partie. Cela est annoncé dans le Portrait de l’artiste en jeune homme, par une acceptation premièrement, lorsqu’il se réjouit à la vue du chou pourri qui symbolise l'anarchie au sein de la maison paternelle, et qu’il se réjouit de cette anarchie qui va désormais régner sur son âme. Il annonce dans le dernier chapitre du Portrait, un début de réflexion voir de méthode littéraire, qui annonce la méthode mythique, « une méthode imaginative censée couvrir la crise » est-il dit dans la préface de l'édition Folio.


La méthode mythique de Joyce suggère la réappropriation par l'écriture de mythe gréco-romain et judéo-chrétien afin qu'ils viennent soutenir l'esprit en butée sur le quotidien futile et anarchique, et afin qu’ils proposent une éventuelle réinvention de ce quotidien. Cela peut passer, dans certains cas, par un retournement des valeurs. Les mythes sont réinvoquer à la guise du poète dans une posture postmoderne.


Dans le dernier chapitre du Portrait de l’artiste en jeune homme, Stéphane Dedalus entame l’explication d’une théorie littéraire, et aborde l’idée de la quidditas : ce serait l’éclat des choses, qui nous permet d’entrevoir, à travers l’effort littéraire, l’essence de choses. Cela rejoint l’idée du De signatura rerum de Jakobe Boehm : le verbe reste dans les choses et il faut chercher dans l'écriture la présence des secrets divins. Cette idée de quidditas suggère un élément essentiel de la poétique de James Joyce : c'est l'Épiphanie. Un moment de subjectivité intense qui doit être écrit, lu, réécrit, relu, etc… afin d’en faire une voie d’accès vers une forme d’altérité fondatrice. Le personnage de Stephen Dedalus est explicitement en quête d’une image, qui le renverrait vers une images de lui enfouie, antérieure. De la même manière qu’il s’imagine, dans le chapitre 3 d’Ulysse, contacter Adam et Ève à travers un fil constitué de tous les cordons ombilicaux de l'humanité. Cette image enfouie s'incarne donc à travers des personnage de mythes fondateurs, tels que le personnage de Marie dans Le portrait de l’artiste en jeune homme, ou de récits moins fondateurs tels que Le Comte de Monte-Cristo, avec encore une fois une fascination pour le personnage féminin, en l’occurrence Mercedes. On retrouve cette idée que les mythes seraient une voie d’accès vers les origines de la création, et cette idée antique que le mythe bien qu’il soit affabulation soit aussi utile à la philosophie, qui peut l’utiliser. Dans Le portrait de l’artiste en jeune homme, à travers ses épiphanie et son rapport au mythe judéo-chrétien, le jeune héros va trouver un lieu pour exprimer sa subjectivité, dans une réappropriation d’ors et déjà des divers symboles, réappropriation qui va servir à la fois une émancipation et une réinvention. L’émancipation est présentée par le narrateur qui dit qu’il ne balancera pas l’encensoir, et qu’il est voué désormais à diluer les ordres sociaux et religieux. La volonté de réinvention et une ébauche de méthode rigoureuse associée sont explicitée au chapitre 5 : la subjectivité permise par l'Épiphanie devra être médiatisée dans l'écriture par le biais de trois modes, que sont les modes lyrique, épique, et dramatique. On comprend donc que l'invocation des mythes va permettre au poète de passer du mode lyrique au mode épique, en structurant le quotidien futile et anarchique de manière à placer le personnage principal au centre d’un événement épique, c’est-à-dire collectif. Le mode dramatique passe ensuite par l’effacement du personnage principal, qui doit rester simplement au-dessus de l’histoire, tel un dieu créateur, « en train de se limer les ongles » dit James Joyce dans une lettre à une amie. Il faut comprendre l’ironie de cette expression, car en réalité l’auteur sera toujours en butée sur le réel. Lorsque Buck Mulligan lui propose dans le premier chapitre d’ « helléniser » l’Irlande, Stephen Dedalus ne répond pas : il connaît, pour les avoir éprouvés au sein de sa famille mais aussi dans le cadre de son éducation, les paralysies qui résident dans la revendication trop forte de telle ou telle culture. Il voudrait « se réveiller du cauchemar qu’est l'histoire » dit-il dans le chapitre 2 d’Ulysse. L'idée n'est pas de se réapproprier une culture perdue, mais de s’en forger une nouvelle en remontant le temps, en quelque sorte, grâce aux anciennes (en l’occurrence plutôt les mythes judéo-chrétiens et les mythes païens de la Grèce antique).


L’utilisation du mot forge en anglais, veut dire à la fois fabriquer mais aussi contrefaire, à l’image du personnage mythique de Protée, qui est à la fois un magicien mais aussi un illusionniste. Ici réside le caractère tragi-comique, ou héroï-comique, de l'entreprise de James Joyce, et elle se traduit par la mise en scène de personnage mythique dans le quotidien futile et anarchique de Dublin. Le personnage de Dédale pour commencer, principal puisqu’il se retrouve dans le nom de famille de Stephen Dedalus, incarne cette idée d’un personnage qui se fabrique son propre labyrinthe, à l’image de Stephen qui est l’alter ego de James Joyce. La poétique de James Joyce s’organise autour du principe très important de l’errance, l’aspect labyrinthique de son écriture, et par extension l’aspect labyrinthique de Dublin. Mais aussitôt on peut retrouver au sein de Stephen Dedalus des allures d’Icare ironiques, puisque il cherche à s’envoler du labyrinthe qu’il s’est lui-même créé, puisqu’il est lui-même son propre père Dédale. Ouvre trouve cette idée d’un mélange de génération dans les évocations régulières de l'œuvre Hamlet de Shakespeare et dans les théories de Stéphen Dedalus à ce sujet, au sein desquelles, si je me souviens bien, le fils se trouve être le fantôme de son propre père. Stéphen Dedalus incarne aussi le personnage de Télémaque. La mère de Stephen vient de mourir, et il ne se reconnaît pas dans son père. On retrouve donc une mise en mythe de la crise des parents absents ou infidèles, que l’on retrouvait aussi dans Les morts (Les morts, nouvelle inspirée par ailleurs de l’Enfer de Dante, et du thème de la trahison, avec les trois têtes du diable, les traitres Juda, Brutus et Cassius). On retrouvera alors un Ulysse de substitution dans le personnage de Léopold Bloom, et une Pénélope de substitution dans le personnage de la cantatrice Molly Bloom. Il y a ici une véritable retranscription héroï-comique de l’Odyssée, puisque le retour d’Ulysse, et l’insistance des prétendants de Penelope, se retrouve être la peur d’un mari alcoolique de retourner chez lui et d'y retrouver l'amant de sa femme. Nestor, par ailleurs, glisse lui aussi d’un personnage conscient de son incapacité à résumer l’histoire, à un personnage, Mr Deasy, prêt à corrompre l’histoire à son avantage.


Au final le personnage mythique de Protée dans le 3e chapitre, donne une version tragi-comique de l’acte d’écriture. Car Protée est à la fois magicien et illusionniste, et dans ce chapitre Stephen Dedalus est en butée contre le réel qui surgit de toute part, et fait obstacle à ses tentatives d'une réécriture narcissique du décor. L’acte d’écriture devra se faire dans la confrontation avec le monde, la méthode sera autant dans la rigueur que dans l’interrogation, et passe par une permanente réinvention, et dans les chapitres suivants par une disparition du personnage principal.

Vernon79
8
Écrit par

Créée

le 21 mai 2020

Critique lue 359 fois

3 j'aime

4 commentaires

Vernon79

Écrit par

Critique lue 359 fois

3
4

Du même critique

Battleship
Vernon79
8

Battleship: un film d'action de société

Tout commence à l'entrée du cinéma. Le film est déjà commencé, mais toi t'as pas fini ton kebab et tu sens au fond de toi même qu'il n'y a pas le feu au lac (faut attendre la dernière demi-heure du...

le 17 mai 2012

38 j'aime

5

Les Goonies
Vernon79
9

C'est pas parce que l'on est grand que l'on doit rester assis

Dans le premier tome des "Scènes de la vie de provinces", Balzac tentait de nous expliquer comment "durant la belle saison de la vie, certaines illusions, de blanches espérances, des fils argentés...

le 20 mai 2012

25 j'aime

15

Fitzcarraldo
Vernon79
10

Qu'est-ce que le luxe ?

Une gazelle, c'est exotique dans un zoo à Montreux, pas dans la savane. Un labrador, c'est exotique sur l'Everest, mais pas sur une plage bretonne à faire chier les crabes. Et bien voilà c'est un peu...

le 25 juin 2018

22 j'aime

17