Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/02/la-bibliotheque-de-mount-char-de-scott-hawkins.html


ME LE FALLAIT


Avec mon double programme de lecture (et même triple, si l’on compte le jeu de rôle), programme panachant imaginaire et choses nippones, il m’est plus difficile encore qu’auparavant de suivre véritablement « l’actualité » (et, disons-le, hors imaginaire et hors nippon, c’est encore pire – l'année dernière, il m'a bien fallu un Larry McMurtry pour que je m’octroie une pause d’un autre ordre). C’est très con, je sais. Mais du coup, en imaginaire, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, je passe généralement à côté de ce qui fait le buzz (hors « Une Heure-Lumière », hein ! Mais en ajoutant, tendance dont je ne suis pas tout à fait inconscient, que ces derniers temps, même dans le cadre de Bifrost, j’ai lu essentiellement des choses, eh bien, pas toutes jeunes…).


Quelques titres, cependant, apparaissent malgré tout sur mon radar – et, l’an dernier, ce fut surtout le cas de cette Bibliothèque de Mount Char, premier roman de Scott Hawkins, paru en Lunes d’Encre sous une couverture de l’excellent Aurélien Police, et dans une traduction de l’indispensable Jean-Daniel Brèque. Les camarades de la blogosphère étaient en effet formels : c’était génial, fou, innovant, unique, drôle, terrible, et à même de susciter le malaise – autant dire, tout ce que j’aime ! Cependant, je n’ai pu trouver le temps de lire ce roman que tout récemment – et donc après tout le monde...


Ce qui biaise sans doute mon rapport à ce livre. Que j’ai trouvé vraiment très bon, et que je recommanderai sans l’ombre d’un doute, en gardant par ailleurs un œil sur la production à venir du bonhomme... Cependant, j’en attendais probablement un peu trop, après ce concert de louanges – aussi la satisfaction d’avoir lu ce livre pouvait-elle être un peu mêlée d’une vague déception, en même temps… Mais le bilan demeure très positif. Bon, je vais tâcher de m’expliquer sur tout ça...


NE PAS TROP EN DIRE


La tâche n’est pas aisée, mine de rien. Notamment parce qu’il ne faut pas trop en dire… Sur ce blog, je n’ai pas de politique déterminée sur les Odieux et Scandaleux Spoilers – si ce n’est celle de signaler quand je révèle comme un porc. Mais La Bibliothèque de Mount Char me paraît clairement devoir intégrer la catégorie des livres dont je dois préserver le secret, dans la mesure du possible – et, dès lors, cette chronique, exceptionnellement peut-être, est conçue pour être lisible en préalable de l’acquisition du roman de Scott Hawkins, et pas seulement après lecture. Bizarrement, cette lecture après tout le monde m'incite aussi à revenir sur certains échos de la blogosphère... Mais c'est autre chose, ça.


C’est que le roman, à sa manière éventuellement particulière, du fait de sa construction un peu alambiquée notamment, est riche de mystères, et que l’auteur fait preuve d’un certain savoir-faire pour ce qui est de l’intrigue. Je suppose que, pour que La Bibliothèque de Mount Char fonctionne, et c’est souhaitable, il ne faut donc pas trop en savoir au préalable.


Mais il faut bien en dire quelque chose... Le roman s’ouvre sur Carolyn, la trentaine, qui sera plus ou moins notre héroïne, et qui erre en piteux état le long d’une autoroute, plus ou moins dans notre monde (aux États-Unis), plus ou moins de nos jours. Un teaser qui fera bientôt sens, mais a pour objectif à très court terme de nous plonger aussitôt dans le bain – avec réussite en ce qui me concerne.


Cependant, nous avons bientôt droit à un flashback en forme de zoom arrière, et conséquent, qui nous permet d’envisager les choses sous un autre angle, en contextualisant un peu – toujours avec Carolyn pour point de référence, à ce stade. Les parents de cette dernière sont morts alors qu’elle était toute petite, et a elle a aussitôt été « adoptée » par un vieux bonhomme, qu’elle appelle Père. Elle n’est pas la seule : elle a onze frères et sœurs « adoptés » exactement dans les mêmes conditions.


Et ils vivent ensemble dans une bibliothèque qu’on sait d’ores et déjà Majuscule, sise à Garrison Oaks si elle doit se trouver quelque part. Là, Père a dispensé son enseignement à sa « progéniture », en confiant à chacun de ses enfants/disciples un « catalogue » qu’ils doivent maîtriser à la perfection, et ne surtout pas communiquer aux autres. Carolyn, ainsi, est la spécialiste des langues ; David, le plus qu’inquiétant David, de la guerre ; Michael, des animaux ; Margaret, de la mort, etc.


Mais les méthodes d’enseignement de Père sont pour le moins rugueuses – parfaitement horribles, en fait. Son antique « barbecue » d’aspect taurin, en est la meilleure illustration (de couverture – merci Aurélien Police).


Or cette petite famille, qui est donc aussi un petit groupe de bibliothécaires ultra-spécialisés, semble disposer de pouvoirs bien singuliers – la mort n’est à vrai dire pas un problème en tant que telle, les concernant. Ce qui rend l’usage du « barbecue » plus terrible encore, car jamais fatal au sens fort… C’est que ces gens-là ne sont pas des « Américains » : les Américains, ce sont les autres – la banalité faite hommes et femmes. Les bibliothécaires sont avant tout des étudiants (des Pelapi). Mais Père ? Père avec sa majuscule, sa sévérité, sa cruauté, son goût de l’ordre ? On est plus que tenté d’y voir Dieu, comme de juste – mais pas forcément le créateur… et probablement pas l’unique.


Quoi qu’il en soit, quand débute le roman, c’est le drame – enfin, un de plus : Père a disparu. Et les douze bibliothécaires ne savent absolument pas quoi faire. Se prémunir contre les ennemis de Père, nombreux, et éventuellement responsables de sa disparition ? Mais celle-ci est de toute façon tellement inconcevable… Le départ de Père suscite l’anarchie – laquelle est le vivier des hérauts de l’ordre, de la force brute, de la « supériorité naturelle » : ceux qui se débrouillent très bien avec la loi de la jungle. Le redoutable et ultra-violent David semble tout disposé à prendre le pouvoir…


Mais Carolyn, la discrète Carolyn, pourrait bien avoir un plan.


Impliquant des Américains – un, surtout, du nom de Steve...


PAS SI ORIGINAL, ET PAS SI FOU


Je m’arrête là pour la présentation de l’histoire. Je suppose que cela fournit les bases nécessaires pour discuter de tout ça sans trop déflorer le reste.


Autant passer de suite à la question cruciale : le caractère original et même fou de l’univers créé par Scott Hawkins. C’est que je n’en suis pas vraiment convaincu pour ma part… Déjà parce que nous pouvons sans peine participer au (vilain) petit jeu des « références » (qui ne sont pas nécessairement des « influences »).


L’originalité supposée du roman est d’emblée battue en brèche, car quelques titres sautent littéralement à la gueule du lecteur – voire quelques auteurs, et au premier chef, clairement, Neil Gaiman : si la famille dysfonctionnelle de plus ou moins dieux ne fait pas penser à Sandman… Et les développements de l'intrigue, dans leur caractère saugrenu et étrangement poétique, justifient tout autant cette citation. Pour moi, c’est le titre clef – et à un double niveau, car, plus généralement, nombreux sont ceux, sur la blogosphère et ailleurs, qui ont très justement relevé que La Bibliothèque de Mount Char avait un côté comics assez prononcé (nouvelle tentation, du coup, de citer d’autres grands noms de ce médium bien particulier – et notamment Alan Moore). Mais si vous voulez du Gaiman littéraire, American Gods vous tend les bras – avec cette même idée de figures plus ou moins divines s’inscrivant dans une Amérique contemporaine du quotidien. Dans une matière proche, on a pu mentionner aussi Roger Zelazny, sans doute à bon droit.


Dans la dimension parfois horrifique et éventuellement un peu gore (mais j’y reviendrai) de La Bibliothèque de Mount Char, la tentation pourrait être grande de mentionner également Clive Barker, mais en bien plus soft cela dit. Ceci étant, Gaiman et Barker, hein…


Pour ma part, je m’en tiendrais là. Cela me paraît déjà suffisant. Le fait est que, à la lecture de La Bibliothèque de Mount Char, je n’ai jamais eu la sensation de me retrouver dans un monde véritablement singulier, unique… Et dans le déroulement de la trame, même chose : ce n’est pas si fou que ça, loin de là en fait – parfois un tantinet surréaliste sur un mode rigolard, mais ce registre n’est certainement pas sans précédents (qu’on les cherche, au-delà de Gaiman, du côté de Douglas Adams, Terry Pratchett ou Jasper Fforde, et ce ne sont que des exemples parmi tant d'autres) ; ceci dit, cet aspect est parfaitement géré, et compte pour beaucoup dans la réussite du roman.


Pourtant, même chez les partisans de l’originalité intrinsèque de La Bibliothèque de Mount Char, d’autres noms encore ont pu être avancés – deux surtout : celui de Charles Stross, notamment pour le « cycle de la Laverie », mais ça ne m’a pas sauté aux yeux pour ce que j’en ai lu ; et, corrélé, primordial, celui de Lovecraft – et là je ne suis vraiment pas convaincu : même à vouloir ériger comme un pseudo-panthéon autour de Père et de ses ennemis, avec les Pelapi comme séides, idée plutôt saugrenue à mes yeux, tout cela est à mon sens bien trop « humain » (mais c’est à débattre, et justement parce que c’est sans doute le thème de fond sous-jacent au roman de Scott Hawkins, quelle que soit la lecture qu’on en tire ; j'y reviendrai, forcément) ; tardivement, le roman acquiert une perspective que l’on pourrait qualifier de « cosmique », certes, mais, là encore, ça ne me paraît pas coller au niveau des principes – Scott Hawkins s’intéresse à des personnages, lui.


Mais peu importe. Si j’ai laborieusement livré ce genre de développements, c’était pour tenter d’expliquer en quoi ce roman m’avait été un peu « survendu », même avec les meilleures intentions du monde et une sincérité dont je ne doute pas un seul instant ; or je n’ai pas ressenti lors de ma lecture cette originalité fondamentale. Sur cette base, j’en attendais donc trop – et « reconnaître », ici tel truc, là tel autre, ne pouvait que me décevoir un peu a priori, parce que je souhaitais être bien plus violemment dépaysé. Cela ne m’a pas empêché de beaucoup aimer le roman, heureusement.


DES FOIS JE ME DIS QUE JE SUIS QUAND MÊME UN PEU PSYCHOPATHE


Un dernier point, toutefois, concernant ce ressenti personnel un tantinet différent de ma part, à en juger par les nombreuses critiques mises en ligne depuis la publication du roman – un point qui me fait me demander si je ne serais pas un peu psychopathe, tout compte fait…


J’ai en effet lu plusieurs articles mettant en avant quelques passages un peu gores et/ou sadiques dans La Bibliothèque de Mount Char – et, oui, il y en a bien quelques-uns, j’imagine… Le supplice incroyablement atroce du « barbecue », ou disons plutôt, ça sonne plus sérieux, du « taureau d’airain » (ou « taureau de Phalaris » – la symbolique n’est probablement pas neutre), produit bien quelques scènes passablement horribles ; la violence de David, cette cruelle ordure qui torture, viole et tue comme elle respire, de même – alors le lien entre les deux, forcément…


Reste que je suis perplexe – ayant lu çà et là que le roman était proprement horrifique, que ces scènes étaient terribles, insoutenables même… Je n’ai certainement pas eu ce sentiment. Pas le moins du monde, en fait. Est-ce donc que je ne ressens rien ? Trop blindé à force de mauvaises lectures et de mauvais films ?


(« Mauvais », pas pour moi, hein.)


En fait, les quelques scènes mentionnées mises un peu à part s’il le faut, les usages conjoints de la violence, de la cruauté et de l’horreur dans La Bibliothèque de Mount Char… ont bien plus souvent suscité mon rire que mon effroi ou mon dégoût. C’est vraiment dans ce registre rigolard que je suis porté à inscrire le roman de Scott Hawkins, de manière générale. Comme certains films gores – mais sur un mode incomparablement plus atténué, par ailleurs –, il dérive, si l’on y tient, du Grand-Guignol, où l’outrance est essentiellement drôle.


D’autres ont par ailleurs trouvé ce roman très sombre – et cela n’a pas du tout été mon cas. Le passé des personnages (Carolyn, David, Steve, Erwin) contient certes des moments tragiques, mais je n’ai pas le sentiment que le roman en acquière pour autant une tonalité noire prononcée, à un niveau global disons. Cependant, ces personnages sont autant de pistes pour explorer un autre ressenti eu égard à la cruauté – non pas physique, cette fois, mais clairement psychologique. Et c’est ici que ladite cruauté produit son effet, me concernant – en s’associant en dernier recours à une douloureuse mélancolie : c’est dans la dernière partie du roman que j’y trouve effectivement des aspects sombres et désagréables, mais toujours rapportés à l’échelle des personnages, et de manière pertinente et efficace tout à la fois.


Le reste… mais je dois être un peu psychopathe.


CONSTRUCTION CERTES ZARBI – MAIS SENS DE L’INTRIGUE


Sans aller donc jusqu’à y déceler une originalité fondamentale (ou une « folie » du même ordre), le roman de Scott Hawkins peut effectivement surprendre à maints égards, mais cela concerne surtout à mon sens la construction de l’intrigue, relativement alambiquée. La linéarité n’est guère de mise, et les séquences, même s’il y a bien un fil rouge, s’enchaînent souvent dans le désordre – au point en fait où parler de flashbacks ne fait plus vraiment sens.


Cette dimension est encore accrue par le jeu sur les points de vue, peut-être plus complexe qu’il n’y paraît. Deux personnages, essentiellement, nous servent de focales : Carolyn, et Steve – sa marionnette dans son plan inhumain ? Il faut y ajouter, un peu plus secondaire, Erwin, « bigger than life » mais néanmoins « américain ». Enfin, à l’occasion, Scott Hawkins produit quelques saynètes faisant intervenir d’autres personnages points de vue, éventuellement très éphémères (un exemple : la star du rap qui drague une jeune femme, notre point de vue pour le coup, en lui montrant ses lions, subtilement appelés Dresde et Nagasaki, lesquels jouent un rôle non négligeable dans la suite du roman).


L’alternance des points de vue a un effet pratique, qui se conjugue avec le caractère globalement non linéaire de la structure du roman, à savoir que les deux participent du sens de l’intrigue de l’auteur, qui sait ménager son suspense, quitte à « tricher » un peu – au sens où, au moment où ce sont les intentions de Carolyn qui sont primordiales, nous suivons alors plutôt Steve, ce genre de choses, et à plusieurs reprises. Globalement, c’est très efficace – et c’est pour partie ce qui explique pourquoi j’ai préféré faire une chronique spoiler-proof : si l’univers n’est pas si original, si le développement de la trame n’est pas si fou (mais un peu quand même), reste que Scott Hawkins balade bien son lecteur, et sait ménager quelques jolies surprises, et quelques jolie révélations. C’est assez roublard, en fait – même si pas sans aspects critiquables, tenant peut-être à ce qu’il s’agit d’un premier roman, après tout. Néanmoins une belle réussite, d'autant plus dans ces conditions.


Car la structure du roman interloque sous un autre angle – disons celui de la densité du récit, et par ricochet de ses connotations. Je suppose en effet que l’on peut grosso merdo le diviser en trois temps.


Dans un premier temps, Scott Hawkins, petit à petit, brique après brique et le cas échéant avec un certain nombre de détours qui ne sont pas aussi gratuits qu’ils en ont tout d’abord l’air, pose son univers et ses personnages – comme de juste, mais de manière parfois un peu inattendue, formellement, disons. Carolyn errant en sang le long de l’autoroute, les douze Pelapi qui se retrouvent après la disparition constatée de Père, Steve qui croit draguer Carolyn, ce genre de choses… C’est très efficace, réellement intriguant, et cela a constitué à mes yeux une très bonne « accroche prolongée », disons – mais tout le monde n’est visiblement pas de cet avis. Opinion très personnelle, donc.


Après quoi nous en arrivons au cœur – et au plus gros – du roman. Le plan de Carolyn entre en action, ce qui passe tout d’abord par les galères de son instrument, Steve, abondamment détaillées – mais il faut aussi y inclure les à-côtés d’Erwin, qui est d’une certaine manière un antagoniste, et que, pourtant, on n’est pas du tout porté à envisager de la sorte. C’est ici que le roman devient « fou », si l’on y tient. L’action est très dense, et part du niveau du trottoir pour dériver vers le délire cosmique, sur un rythme proprement frénétique. La dimension comics est ici plus particulièrement appuyée, il se passe plein de choses, et les personnages y acquièrent un caractère « bigger than life » essentiel, qui transcende toutes leurs actions. On a pu dire qu’il fallait avoir une certaine capacité à la « suspension d’incrédulité » pour gober tout ça, mais à titre personnel, et sans doute parce que « l’accroche prolongée » avait bien fonctionné sur moi, me mettant bien comme il faut dans le bain, je n’ai ressenti aucune difficulté à cet égard, me régalant avec jubilation des excès d’une trame qui ose des choses incongrues, pour notre plus grand plaisir.


Ça monte, ça monte, ça monte… Jusqu’à l’explosion totale… Et pourtant, il reste encore une troisième partie du roman, qui fait une bonne centaine de pages, et qui prend à nouveau le lecteur par surprise, pas tant pour les « révélations » (en fait assez convenues) qui y son exposées, que par son caractère « calme après la tempête », où tout est plus lent, plus mou, plus morne. S’il y a eu « accroche prolongée », il y a donc aussi « épilogue prolongé », encore que cette expression ne soit pas très juste car nous sommes alors encore dans le récit, sans ambiguïté. Or c’est ici, surtout, que la souffrance psychologique s’exprime, dans une atmosphère où la fascination cosmique, qui aurait dû l’emporter, ne parvient pourtant pas à se dégager d’une gangue très humaine de mélancolie. L’effet, pour le coup, est passablement déstabilisant. À en juger par certaines critiques, d’aucuns y ont vu une faiblesse du roman – qui se traînait un peu trop en définitive. Je ne le crois pas pour ma part : même si je n’exclus pas que cette approche déconcertante tienne pour partie au statut de premier roman de La Bibliothèque de Mount Char, j’ai apprécié ce finale étrange, un peu cotonneux, après l’hystérie du cœur du livre. Et, là, oui, j’ai ressenti quelque chose – au-delà de la seule jubilation hilare qui m’avait accompagné sur la majeure partie du roman. C’est peut-être un peu maladroit, parfois, mais cela a fait sens, pour moi.


Reste donc que cette construction alambiquée pourra surprendre – mais, globalement, de manière convaincante, et c’est donc à mettre au crédit de Scott Hawkins.


DES PERSONNAGES BRILLANTS (ET HUMAINS – S’IL LE FAUT ?)


Mais j’en arrive à ce qui, à mon sens, constitue les deux principaux points forts de La Bibliothèque de Mount Char : ses personnages, et sa plume – notamment en ce qui concerne les dialogues.


Mais commençons par les personnages – qui sont à peu près tous brillants. Et brillamment employés, aussi, au regard d’une problématique sous-jacente des plus complexe, renvoyant à leur humanité ou à l'absence (supposée) d’icelle.


Mais la question se pose différemment selon que l’on envisage les « Américains » et les Pelapi. Au début du roman, cela participe d’un procédé où le décalage systématique des disciples de Père, Carolyn et David en tête (parce qu’ils ne comprennent absolument rien au monde des « Américains », ce qui se traduit notamment par leur accoutrement fantasque), les relègue au rang de l’étrangeté absolue, ne facilitant pas l’identification. Ça ne durera pas éternellement.


Mais notre première véritable accroche est Steve – un personnage d’une richesse exceptionnelle, un peu loser, un peu naïf, humain au sens le plus chaleureux et appréciable, et qu'importe son passé délinquant, au-delà du bien et du mal. Dans sa relation ambiguë avec Carolyn comme avec sa propre histoire, savamment floutée le temps nécessaire, Steve sonne vrai, comme le type qu’on croiserait dans un bar, sans rien savoir de lui et de tout ce qui en fait un être humain à part entière, mais en ayant la conviction tacite de son importance à son échelle. Et c'est bien ainsi qu'on le découvre. Il est aussi profondément sympathique, sans arrières-pensées – en cela, il offre un contraste marqué avec son interlocutrice Carolyn, dont nous savons qu’elle ne dit pas tout, et qu’elle manipule l’ex-cambrioleur devenu plombier. Cette dimension du personnage de Steve devient toujours plus sensible au fil du roman, jusqu’à atteindre une forme d’apogée quand il prend soin, au mépris de sa propre vie, de sauver sa compagne Naga à l'agonie. Son Bouddhisme pour les nuls (ou pour les cons comme lui, selon ses propres termes) s’avère plus riche et sincère que bien des protestations d’adhésion à telle ou telle foi parce qu’il en faut bien une. Mais Steve est aussi le plus humain de tous ces personnages dans sa souffrance, en dernier ressort – car, à la différence de ce qui s’est produit pour Carolyn ou pour David, la profonde douleur ressentie par Steve ne l’a jamais dénué de sa plus profonde encore humanité ; quitte à ce qu’elle s’exprime en définitive dans le refus le plus redoutable de s’en exonérer : la pulsion suicidaire.


Un autre personnage « américain », mais particulièrement badass, est à mentionner, et c’est Erwin – un vrai bonheur. C’est le personnage fondamentalement « bigger than life » et qui pourtant reste humain ; la légende vivante qui fait son boulot au quotidien ; le type qui aide les autres, même violemment. Erwin aurait pu être une caricature – de vétéran des meuwines revenu de l’Afghanistan avec un bon vieux PTSD des familles. D’une certaine manière, c’est ce qu’il est – mais Scott Hawkins l’a tiré du côté systématiquement lumineux. Il incarne une forme de résilience qui suscite l’admiration. Erwin devrait être trop pour être humain, mais le demeure en définitive. Et, bordel, c’est pas tous les jours qu’un personnage de militaire de carrière entretient ma sympathie… Erwin est une figure relativement secondaire dans le roman (ou en tout cas pas au même niveau que Carolyn et Steve ; concernant David, ça se discute, car il est d’une certaine manière son reflet dans un miroir – les deux ne peuvent donc que s’affronter, même si c’est avec des cartes truquées), mais ses apparitions, même en uniforme, un flingue en main ou en ligne directe avec le président, sont d’étranges et salutaires respirations.


La question de l’humanité se pose différemment pour Carolyn, ses frères et ses sœurs. D’une certaine manière, c’est le propos du roman : Carolyn a été humaine, mais, dans ses attributs de bibliothécaire et pour exécuter son plan, elle doit ne pas l’être – et elle y a travaillé très, très longtemps. Une expérience personnelle qui relève d’un choix ? Pas si sûr… Car il y a eu formatage de la part de Père – dépouillement progressif de l’humanité, par la douleur individuelle et tout autant le spectacle de celle des autres. Il y a eu, aussi, un déclic – associé à David, sinon à Père lui-même. Mais justement : Carolyn entre ici en résonance avec « son adversaire », David ; lequel n’avait rien d’un monstre initialement, mais avait dû le devenir, dans le cadre de l’enseignement rigoureux et impitoyable de Père. Carolyn et David, en dernier ressort, sont bel et bien des monstres qui ont dû oublier leur humanité – mais Carolyn dispose d’un long épilogue pour tenter d’y revenir, au moins en partie, la partie utile car sensible. Ce qui se fera au contact d’un Steve qui n’en peut plus. Une bonne occasion de se retourner sur le passé – et sur David, le rival.


En définitive, seul Père est totalement inhumain – à bon droit, car, le concernant, il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais d’un pur constat objectif. Il a pu dépouiller ses « enfants » de ce qualificatif malvenu, mais peut-être pas totalement – et, si ça se trouve, en pleine conscience de ce qu’il faisait, dans un sens ou dans l’autre (car opposer naïvement le bien et le mal ne ferait décidément pas sens ici).


Cependant, Le Bouddhisme pour les nuls ou pas, d’autres personnages doivent être mis en avant, qui n’ont rien d’humain non plus, mais suscitent pourtant une profonde empathie : les animaux chers à Michael, et au premier chef le couple de lions, Dresde et (surtout) Nagasaki. Ils ont d’ailleurs une autre fonction : plus encore que les personnages « humains » (au sens large), ils peuvent incarner des archétypes propulsant l’ensemble du récit au rang mythologique – dans une égale mesure par rapport à Père, si ça se trouve.


UN STYLE AU NATUREL


Enfin, le style de La Bibliothèque de Mount Char m’a beaucoup plu – et tout particulièrement les dialogues, mais la narration bénéficie d’une même fluidité, d’une même spontanéité (apparente, du moins), qui font ces livres qui coulent tout seul, se savourent et réjouissent. C’est une forme d’oralité, mais cela va probablement au-delà. Quoi qu’il en soit, à mes oreilles, cela sonne vrai – bien au-delà d’un vulgaire art de la punchline ou de l’aphorisme, et ceci quand bien même telle réplique bien sentie, telle description usant de termes incongrus, peuvent constituer autant d’appels à la citation facebookienne, mettons ; si je m’en suis abstenu, c’est pet-être parce que le livre entier mériterait d’être cité.


Tout le monde n’est pas de cet avis. J’ai vu çà et là des remarques portant sur les niveaux de langage qui bougent sans cesse, du plus soutenu au plus familier. Pour moi, c’est un atout – peut-être parce que j’ai le sentiment de parler moi-même comme ça ? En tout cas, ça a clairement facilité mon immersion dans le récit, comme mon identification aux personnages, quand cette notion n’est pas hors-jeu (essentiellement concernant Steve, mais cela peut impliquer d’autres figures du roman).


Bien sûr, j’ai lu ce livre dans sa version française – dès lors, le travail du traducteur est essentiel : je crois, sans la moindre surprise, que Jean-Daniel Brèque a accompli un excellent travail. En tout cas, le rendu français est en parfaite adéquation avec les modes empruntés par la narration comme avec le naturel, même tourmenté et ambigu, des personnages, dont les échanges sonnent vrai justement parce qu’ils sont susceptibles de variations, en fonction du contexte ou de l’humeur. Un bon personnage n'est que rarement monolithique.


BONNE PIOCHE (MAIS NE PAS TROP EN ATTENDRE NON PLUS)


Le bilan, dès lors, est clairement positif. La Bibliothèque de Mount Char est un roman efficace et stylé, porté par de beaux personnages et une jubilation de tous les instants – ou presque, car, en définitive, le roman peut aussi se montrer grave, sans qu’il s’agisse forcément de faire dans la rupture de ton ; il s’agit plutôt de la continuité somme toute bien naturelle de personnages qui, dans leur rapport au monde, offrent comme de juste des réactions toujours variées, toujours changeantes : c’est cette adaptabilité aux circonstances qui en fait des êtres de chair et de sang, au-delà du statut cosmologique et mythique – finalement, on en revient à l’humanité, ou à la variable la plus approchante dans les cas où cette qualification est moins adaptée.


Il ne faut cependant pas trop en attendre non plus. Les louanges unanimes ont eu cet effet pervers, sur ma lecture tardive, que j’en attendais beaucoup plus – de ce qui fait les chefs-d’œuvre, les livres qui durent, qui restent. Je ne suis franchement pas certain que le premier roman de Scott Hawkins entre vraiment dans cette catégorie. Il est en tout cas bien moins original qu’on ne l'a dit, si je lui concède tout de même une forme de singularité ; ce n’est pas non plus un roman aussi fou qu’on l’a dit, s’il a bel et bien un caractère ludique et souvent jubilatoire.


C’est déjà bien assez pour mériter qu’on s’y attarde. La Bibliothèque de Mount Char est assurément un livre enthousiasmant, et un premier roman de très bon augure pour la suite. Je garderai donc un œil sur la production future de l’auteur, dont j’attends… eh bien, beaucoup. Trop ? C’est la suite qui nous le dira.

Nébal
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le 4 févr. 2018

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