La Chute
7.6
La Chute

livre de Albert Camus (1956)

La Chute est un récit de Camus dans lequel intervient un unique personnage, Jean-Baptiste Clamence. Le protagoniste déploie un monologue tout du long, adressé à un interlocuteur inconnu. Anciennement avocat à Paris, il se présente désormais comme juge-pénitent. Il revient sur son histoire : la fréquentation des sommets à travers la gloire du métier ; son goût pour les excès et la débauche ; le bonheur qui fut le sien jusqu’à l’accès à la révélation que l’homme est un juge pour l’homme. À la faveur d’un rire provenant d’une source inidentifiable, il éprouve le désagréable sentiment de se faire moquer. On apprend plus tard dans le récit que si ce rire fut perçu comme un jugement, c’est en raison d’un épisode qui le hante : un soir près des quais Saint-Michel, il aperçoit une femme près du parapet, prête à se jeter dans l’eau pour mettre fin à ses jours. Il continue son chemin comme si de rien n’était, trop égoïste pour tenter de la sauver. Depuis, le jugement d’autrui lui est insupportable ; mais il ne peut s’empêcher de le voir partout. Il se fait alors avocat du diable, et défend le mensonge comme mal nécessaire pour préserver le lien interpersonnel (peut-être depuis une perspective égocentrée consistant à ne pas être confronté au jugement véritable des autres). Parce que cette duplicité définitive supposerait cependant la mort de la vérité, il décide de rompre ce contrat social en proférant son propre procès en public. Mais cette autoflagellation ne lui suffit pas, l’humiliation n’étant pas assez forte. Pour absoudre sa faute ou du moins la diluer, il se persuade que chacun est coupable, dans la lignée du péché originel. En sa qualité autoproclamée de juge-pénitent (par laquelle il s’élève à la mesure de Dieu), il fixe pour unique loi l’absence d’innocence de l’homme. C’est là que prend tout le sens du juge-pénitent : il s’accable lui-même pour s’arroger la supériorité de juger les autres ensuite. Peut alors advenir une communion autour d’une culpabilité partagée. 


Camus convoque dans ce récit un style qui lui est inhabituel. Il y consacre un cynisme qui confine au nihilisme. Des éléments autobiographiques peuvent expliquer cette volte-face : malade de la tuberculose, et ayant consommé une rupture définitive avec une frange des intellectuels français depuis sa publication de L’Homme révolté, Camus se trouve à cette époque en proie à la mélancolie et à la misanthropie. Cependant, Clamence est un personnage fondamentalement ambivalent, comme il le souligne lui-même. Bien qu’il soit détestable par une apparente autocomplaisance tout en élaborant le dessein mesquin de condamner autrui sans concession, il devient touchant par le cri du cœur qu’il n’exprime jamais : s’il condamne l’humanité entière, c’est pour éviter de sombrer seul. On lit dans cette attitude la tentative désespérée de garder la face, de la part d’un homme rongé par une culpabilité intense de laquelle il ne parvient pas à se défaire. 


La chute de La Chute offre une profondeur supplémentaire au récit, par l’identification qu’elle permet de l’interlocuteur à Clamence lui-même. Le lecteur comprend alors par cette structure énonciative cyclique toute l’ampleur de la prison intérieure que l’avocat s’est forgée : le jugement dernier se joue entre lui et lui. Cette scène consacre la duplicité du personnage, tout en la relativisant, en ce sens où toutes les parts de lui sont entièrement tournées vers ce passé aussi impossible à réécrire qu’à oublier.

MarieVrgnl
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le 3 avr. 2024

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