Quand le christianisme se substitue au paganisme

L’Empire romain, incapable de résoudre ses propres contradictions quant à la séparation des pouvoirs militaire et civil, entre à partir de 400 environ dans une ère de catastrophes qui vont aboutir à la chute de l’Empire Romain d’Occident en 476.

« La Cité de Dieu » est un écrit (assez long, disons 1200 à 1500 pages selon typographie), qui réagit à l’une de ces catastrophes : la prise et le sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric en 410. Le traumatisme psychologique est encore supérieur aux dommages matériels (tueries, pillages...) : la Ville, maîtresse du monde pendant plus de mille ans, est prise par les Barbares. C’en est fait de l’Empire romain, de sa civilisation, de sa légende.

La véritable chute de l’Empire Romain attendra encore quelques décennies, mais Saint Augustin en profite pour lui porter un coup majeur. Le christianisme a la faveur des Empereurs romains depuis Constantin (en dépit de reculs, comme sous Julien (360-363)). Mais voilà, la catastrophe du sac de Rome semble montrer que cette dérive vers la christianisation porte malheur, et attire sur la Ville les foudres des bonnes vieilles divinités païennes, jalouses de ce nouveau concurrent triomphant et, qui plus est, monothéiste.

Aussi « La Cité de Dieu » a-t-elle deux objectifs : montrer l’inanité des accusations portées contre le christianisme (et, du même coup, justifier le combat contre le paganisme et l’hégémonie chrétienne sur l’Empire Romain) ; et, d’autre part, fonder solidement sur la philosophie antique la réflexion chrétienne, de manière à structurer une théologie, appelée à soutenir la vie de l’Eglise chrétienne dans toutes ses tribulations.

La première partie de la « Cité de Dieu » réfute les critiques des païens contre les chrétiens. Saint Augustin commence par montrer que les dieux païens n’ont pas plus protégé leurs fidèles pendant toute l’Antiquité, que lors du sac de 410. Religion inefficace et vaine de dieux impuissants et insoucieux de ce qui arrivent aux hommes. Songez ! Les temples des païens ne servaient pas de lieu d’asile, alors que même les Wisigoths se sont interdit de toucher à ceux qui étaient réfugiés dans les églises !

Le Livre V creuse le fossé entre la philosophie romaine et l’approche chrétienne. Comme il faut absolument restituer à l’homme sa responsabilité morale (sans laquelle le péché ne peut exister), Augustin entreprend de démolir la conception romaine du fatum, ce « destin » inéluctable qui allègerait l’homme de sa liberté de choix ; au passage, une assez longue séquence entend ôter toute validité à l’astrologie, en se fondant sur ses contradictions apparentes et sur les destinées fort différentes des jumeaux nés au même moment. Critiques aisées correspondant aux prétentions astrologiques de l’époque. Plus acrobatique, pour Augustin, le fait de dire que Dieu contrôle tout, et veut même notre libre arbitre, tout en sachant à l’avance ce que nous allons en faire, y compris faire du mal. Assez difficile à tenir : si Dieu contrôle tout, comment peut-il permettre le Mal ?

Ce n’est pas qu’Augustin nie toute vertu aux Romains : il consent à leur reconnaître – grands exemples historiques classiques à l’appui – la vertu d’abnégation, de désintéressement et de sacrifice de soi au service de la cité, dans le but de se couvrir de gloire. Augustin condamne bien entendu cette vanité, mais exhorte les chrétiens à faire preuve des mêmes vertus au service de la volonté divine, y compris en allant jusqu’au martyre. On appréciera le portrait du prince chrétien idéal, étayé par les agissements de Théodose et de Constantin (Livre V, chapitres XXV et suivants).

Au passage, Augustin convoque bien sûr la Bible et les Evangiles, mais aussi toute la culture littéraire antique : poètes, philosophes, œuvres théâtrales. Il convient de l’élévation de pensée de Platon. Il rend hommage au génie poétique de Virgile. Il se montre très déférent envers l’art historique d’un Salluste. Il admire le courage de Régulus, la sagesse de Scipion Nasica ; mais il condamne avec une grande sévérité toute forme de théâtre, cause majeure de débauche selon lui. Pour un peu, il dirait clairement que la chute de l’Empire Romain est causée par le théâtre, qui amollit les mœurs et dissipe les vertus antiques du peuple. Les comédiens ne vont pas avoir la vie facile pendant deux mille ans, avec de tels principes sociaux ! La cause de ces imprécations semble être l’origine sacrée du théâtre : pour Augustin, ce sont les dieux païens eux-mêmes qui ont donné l’ordre de mettre en scène leurs mythologiques perversions, afin de gâter la moralité des peuples !

En quoi « La Cité de Dieu » se distingue-t-elle du monde profane ? Pas facile, car les chrétiens vivent parfaitement mêlés avec les païens, et les uns ont souffert autant que les autres des meurtres, des viols (sur lesquels Saint Augustin insiste lourdement – dès ce moment, on constate que le christianisme nourrit un lourd contentieux avec la sexualité, qui donne l’occasion de développements particulièrement longs). En fait, la différence est dans la conscience, dans l’esprit : le chrétien souffre car il sait qu’il doit expier ses péchés, et toute souffrance est donc explicable par les décrets de Dieu ; alors que les païens, dont les mythologies ne sont pas fondatrices d’une morale salvatrice, ne comprennent pas pourquoi ces malheurs leur tombent dessus : ils avaient pourtant bien procédé aux sacrifices habituels à leurs dieux !

La Cité de Dieu est donc dans la conscience de ceux qui donnent une signification chrétienne aux aléas de leur destinée ; la séparation (en quelque sorte physique) entre la Cité de Dieu et les païens se fera dans l’au-delà, quand les chrétiens auront droit à la vie éternelle, et les autres non. La souffrance purifie le chrétien de ses péchés, et lui fait expier par avance des impuretés spirituelles dont il aurait à rendre compte après la mort.

On constate la volonté qu’il faut développer pour accepter passivement toute souffrance, à laquelle on donne un sens divin, et pour inscrire de tels désagréments dans un scénario de salvation. Augustin est tout de même obligé de rejeter le suicide : puisque le baptême chrétien purifie de tout péché, il suffirait de se suicider immédiatement après le baptême pour aller directement au Paradis, puisqu’on est pur de tout péché. Augustin refuse cette approche : se tuer, quels qu’en soient les motifs, est un crime. Ce qui ne l’empêche pas de reconnaître que certains meurtres sont demandés par Dieu, voir Abraham et Jephté.

Visiblement, Augustin ne comprend pas grand-chose au paganisme ; à longueur de page, il se révolte devant l’absence d’injonction morale lancée par les dieux païens à leurs sectateurs. Pour lui, un dieu, c’est la Morale, point final. Il passe tout le Livre III à résumer l’Histoire Romaine pour montrer que les dieux n’ont jamais protégé les Romains quand cela se révélait urgent. Cette incompréhension des mécanismes psychologiques du paganisme perdure jusqu’à nos jours (d’où le retour, assez massif, des pratiques païennes de nos jours : le refoulé revient constamment par la fenêtre...). La seule différence (minime), c’est qu’Augustin consent à accorder une existence réelle aux dieux païens : ce sont des démons pervers ; tandis que de nos jours, dieux chrétiens ou païens, c’est tout un : des racontars pitoyables de bonne femme réac...

Augustin a malgré tout ses préférences parmi les grands auteurs romains : si Cicéron lui-même ne lui semble pas capable de distinguer solidement religion et superstition, et si, au fond, il est un défenseur de paganisme antique le plus classique, par contre, Varron reçoit l’hommage admiratif d’Augustin, au point qu’il suggère que Varron a « pressenti » le Dieu unique auquel Augustin est attaché.

Augustin, s’il fonde la théologie chrétienne en réfléchissant sur la mise en œuvre sociale de principes moraux, est malgré tout loin d’en résoudre toutes les contradictions : meurtres interdits contre meurtres demandés par Dieu ; culpabilisation à outrance de toute inflexion psychologique perverse du chrétien contre bonté de Dieu et pardon du Christ ; condamnation quasi fanatique des voluptés sexuelles, alors que les Evangiles sont à peu près muets sur la question (le premier grand Père Fouettard du cul, c’est Saint Paul ; Jésus se contentait de dire : « Va ! et ne pèche plus ! »).

Augustin est également assez embarrassé par la question de la Résurrection : pour lui, les éléments du corps ressuscité seront bel et bien retirés de la terre où on les aura enfouis ; d’autres penseurs n’ont pas cru devoir s’engager dans cette voie contestable, et ont insisté sur le scénario d’un « corps de gloire » totalement nouveau du ressuscité.

Le christianisme d’aujourd’hui est très loin du ton augustinien : autant celui-ci est porté par une colère et une sorte d’arrogance conquérante, commune aux pensées juvéniles qui se croient appelées à résoudre les problèmes du monde, autant les chrétiens d’aujourd’hui sont pusillanimes, entraînés par leur reflux vis-à-vis d’une époque qui les dépasse, éperdus dans des négociations apeurées d’arrière-garde, cherchant vainement à retrouver les croyances fortes qui lui ont donné naissance : vie éternelle, salut, résurrection, miracles.

La Cité de Dieu reste un livre militant, mais non prophétique. Il va imprégner pendant deux mille ans la pensée occidentale, particulièrement au Moyen Âge. De ce fait, il est largement responsable de la dissociation de la pensée occidentale, opposant le bon (L’Un, l’esprit, l’âme, l’abstrait, l’immatériel, avec leurs libidos verticalisantes) au mauvais (la matière, le sexe, l’irrationnel, le multiple, le polythéisme, le paganisme, l’Inconscient, l’instinct, le pulsionnel). De cette dissociation névrotique sortiront des alternances culturelles (le Moyen Âge cathédralesque et scolastique, dans la lignée des pinailleries théologiques augustiniennes ; la Renaissance, redécouvrant la chair, l’irrationnel, l’Antiquité païenne et le Multiple ; le classicisme, rigidifiant ses codes et injonctions, sur la défensive après la cassure de la Réforme ; le romantisme, redécouvrant la Folie, l’irrationnel populaire, la magie et l’instinct...).

De cette dissociation, nous ne sommes pas encore sortis. Il suffit de voir avec quelle passion, parfois avec quelles haines la Foi et le rationalisme matérialiste s’y entre-déchirent encore. Posez le problème en ces termes à un Indien ou un Chinois : ce n’est pas leur affaire.
khorsabad
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le 26 nov. 2014

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