[Essai, Grasset, juin 2019] Le poisson rouge, d’après des études sérieuses que je renonce à aller vérifier, bénéficierait d’une attention à ce qui l’entoure de 8 secondes. Le millenial, cet être étrange comme tous ceux qui sont nés avant ou après nous, ne donnerait plus que 9 secondes de son intérêt avant de rechercher sa dopamine dans une nouvelle sollicitation numérique. Que s’est-il passé ?
Le capitalisme de l’attention a triomphé, ponctuellement, dans un Internet en pleine gueule de bois, à l’heure où ses plus saillants inventeurs, venus de la contre-culture, se constituent prisonniers et repentis, et où ses plus opportunistes constructeurs continuent de pointer les mauvais éléments du doigt comme perturbateurs de la grande fête, sans jamais remettre, pour le moment, leur structure économique en question. Qui, pourtant, les encourage, s’essouffle, et commence à se voir.
Bruno Patino, qui a participé depuis ses débuts à la mise en place des modèles numériques de la presse française, ne fait partie ni des premiers – « Il est inutile de nous en vouloir puisque nous avons été trahis », ni des seconds, puisqu’il envisage de combattre ces constructeurs effrénés et de guérir une population mondiale d’infectés, en premier lieu en nommant le mal, et posant un diagnostic pondéré, argumenté et contextualisé. Il n’est ici aucunement question d’une charge contre le numérique, de la part « d’illettrés qui se piqueraient de nous apprendre à lire », ni d’une vue surplombante admonestant tout un chacun de décrocher (les mécanismes de l’addiction et de la persuasion employés par les firmes étant douloureusement rappelés et prouvés), aucun effet dramatique à l’américaine « j’ai construit un monstre, je dois le détruire », et pas de catastrophisme appuyé. Il n’en a pas besoin, son simple point d’étape se passant largement d’effets spéciaux pour vriller une indicible peur au ventre.
Ce qu’il fait pour nous de considérable, c’est une synthèse claire (166 pages, avec pistes de lectures pour creuser chaque point soulevé - le perpétuel débutant ne sera pas rebuté par des termes techniques fumeux ou des sigles indigestes) de l’histoire des nouvelles technologies, ou plutôt de ce qui a mal tourné entre les objectifs de ses créateurs et la déviance de leur utilisation (une Grande Histoire des Enfants sous LSD Manipulés par des Gourous pendant que leurs Parents sont à l’Eglise ou au Bistrot, en somme – et, hein, qu’est-ce qui pouvait mal tourner ?), un rappel des nombreuses théories de comportements, de syndromes divers des utilisateurs, de dérives déjà observées mais récapitulées et fourmillantes d’informations savoureuses (bibliographie alléchante et liens d’articles à fouiller en fin de volume), de rappels de faits, de personnages clés, de responsables identifiés, de lois, d’économie, de politique numérique, de psychologie, de philosophie qui rend son tableau inoubliable pour qui l’aura eu sous les yeux, durant les 3h de lecture nécessaires.
Pourquoi le fait-il ? Parce que cela ne peut plus continuer comme cela. Cela ne continuera pas bien longtemps, et mieux vaut anticiper la suite.
Bien, et que faire ? La dernière partie, évidemment ouvre des pistes, insuffisantes, bancales, contestables. En ressort toujours la même chose : combat politique lié à une prise de conscience de société et assortie d’une plus grande discipline personnelle, exactement de la même manière que pour les problématiques écologiques. Il donne aussi des raisons de ne pas laisser tomber facilement, et mollement, car rien n’est plié, et la manipulation – très génialement expliquée – de ceux qui ont tout intérêt à ce qu’on le croie, et qu’on ne se rebelle pas, ou qu’on pense se révolter d’une situation qui n’existe pas (voir l’analyse vertigineuse de la prétendue panique faisant suite au canular d’Orson Welles), est puissante.
Car fermer les yeux sur les pratiques globalement inadmissibles de ceux qui vous fournissent votre drogue, sous le prétexte de la cohérence personnelle est un argument vide, démonté depuis des lustres. On critique le numérique sans le quitter et cela choque ? C’est qu’on n’a définitivement pas pris la mesure de son étendue – toujours commodément, en France, du moins, réduit aux excès des réseaux sociaux. On critique la qualité de l’air et de l’eau, de la production de notre énergie, on critique nos maîtres, nos écrivains, nos agriculteurs. On repense nos positionnements, notre alimentation, depuis qu’on nous force à regarder la vérité de la production en face, on prévient, on partage les bons plans, les avancées salutaires. Pourquoi ne peut-on démonter plus systématiquement les économies Facebook, Netflix, Apple, Spotify, Google, sans trembler d’écorcher une idole ni pour autant y renoncer ?
Je constate en tout cas que tout ce que j’ai lu çà et là de critique sur la question, éparpillé, a bien été rassemblé et vu par un autre, qui sait exactement ce qu’il se passe, et vous le dit le plus sobrement possible, comme agent lui-même et non comme observateur retiré. Et bien, respirons. Parce que les attaques pour complotisme réactionnaire ou dépit de loser, dès qu’on s’attaque aux pratiques, obscurités et hypocrisies des GAFAM, elles aussi commencent doucement à se ringardiser. Enfin.
Bien que plutôt renseignée sur le sujet, j’y ai appris quantité de choses, et reprends courage : la grande idéologie béate de la transformation numérique incontestable et selon une unique méthode commerciale, va commencer à vaciller. Il faut plus d’ouvrages de ce genre, de la part de ceux qui pratiquent. Il ne faut pas abandonner le numérique aux concessionnaires stupides qui règnent dans un grand bluff qui commence à se dissiper, auprès d’un trop grand nombre d'utilisateurs qui refusent d’y connaître grand-chose, ce qui est fort pratique (« je n’y connais rien, pas étonnant que je fasse n’importe quoi, tant pis »). Dans les années 1980, nous ne connaissions rien au plastique et aux produits chimiques.
Ils seront tous démasqués tôt ou tard, ces pauvres pitres en consulting en mousse. Et connectés, nous le serons pour toujours. C’est le grand plan qui a déjà fonctionné. Mais sous quelles valeurs, et avec quelle maîtrise ? Il faut maintenant muter souplement et multiplier les chevaux de Troie contenant ce qui nous importe, et les sanctuaires intimes inviolables, férocement protégés. Se renseigner. Tenir.
Si vous voulez regarder ces coulisses pitoyables aussi, et j’allais dire « avant toutes » puisqu’elles organisent votre accès aux autres, je vous conseille donc pour commencer ce bouquin à jour, malin et rapide.
Il y en a quantité d'autres.

PamélaR1
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le 6 août 2019

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Paméla Ramos

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