Roman de jeunesse, la Complainte des enfants frivoles semble l’œuvre d’un vieillard de vingt-cinq ans, et pour ce que je m’en souviens et ce que j’en sais, dans aucun autre de ses textes Vialatte ne se montre aussi accablé. De tout le roman se dégage une impression de nostalgie désabusée. D’un côté, « on allait s’asseoir dans le square et se taire devant un paysage décourageant. C’était une existence banale et lente qu’on ne regrette qu’à cause de l’éloignement » (p. 11 en « Livre de poche ») ; de l’autre « Notre jeunesse… Elle est posée devant mes yeux comme un pays dont nous avons dressé nous-mêmes la carte étrange, comme une sous-préfecture inspirée » (p. 17). L’auteur dit la jeunesse perdue, et il dit que cette perte s’est faite… en pure perte. Chez Vialatte, ni « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie », ni « Ça voulait dire : “on est heureux” ».
Il me semble que cette impression vient en partie de ce qu’on appellerait du second degré si l’on y trouvait la condescendance vaguement sarcastique qui accompagne généralement le second degré. Ainsi de « la calme sous-préfecture, dont nous n’aurions jamais soupçonné sans cela [l’arrivée d’un personnage] les richesses dramatiques » (p. 45) qui sert de cadre à l’intrigue. Le lecteur habitué aux évocations de provinces chabroliennes se dépêcherait de lire de l’ironie dans ces « richesses dramatiques »-là. Or, du drame, réel et meurtrier, il y en aura bel et bien ; les personnages s’enthousiasmeront et pleureront… Mais dans le même temps, et parce que l’intrigue est essentiellement vécue et construite par des collégiens, même un lecteur absolument rétif au sarcasme ne pourra retenir un sourire amer.
Cette nostalgie, typiquement vialattienne au fond (1), tient aussi au sort particulier que l’auteur fait subir au roman sentimental (qu’ici on appellera psychologique si on préfère, en tout cas cérébral) : la Complainte des enfants frivoles est un roman sentimental qui détourne les codes du roman sentimental. Ainsi : « C’était dans cette période d’après-midi torrides où tous les éléments des paysages campagnards prennent en plaine une valeur nostalgique ; les bœufs sur la paille, les élèves sur la carte de l’Indochine étaient accablés par la densité d’une atmosphère que les romanciers astucieux utilisent pour imaginer les fléaux exotiques, la peste de la Vera Cruz ou les secousses sismiques du Yedo » (p. 189).
Il est encore question, au chapitre 11, d’une jeune Allemande qui « emportait dans son sac de voyage trois plumes de ses merles infirmes, une chemise de nuit, une boîte de pâte dentifrice et une rose du jardin de Magdebourg – où son père le colonel pleurait l’enfant traître à sa patrie –, tout ce dont une jeune fille idéaliste a besoin pour se faire enlever » (p. 110). Bien sûr qu’ici Vialatte n’est pas dupe ; il dit que toujours quelque chose nous rattache au réel : le « tube de pâte dentifrice », c’est l’échec du romantisme. Mais aussi que pour vivre, il faut aussi une rose… On doit à mon sens lire Vialatte sans les œillères dont la tradition du roman désenchanté français nous a dotés depuis au moins Flaubert, devenue un monopole depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. (Or, Vialatte me semble avant tout un écrivain de l’entre-deux-guerres.)


Finalement, cette Complainte est assez proche de Madame Bovary. En-dehors du sous-titre « Mœurs de province » qui lui irait comme un gant, une bonne partie des personnages ne dépareraient pas. La même jeune Allemande qu’au paragraphe précédent, devenue adulte, se met à raconter sa vie : « et la conférence de morale se passait à commenter ce mot exaltant : “Il faut atteler sa charrue à une étoile.” “Ce mot sublime est resté la devise de toute ma vie”, et elle regardait son mari d’un air plus tendre, comme une étoile qui regarde une charrue » (p. 113). Là encore, il me semble qu’on aurait tort de lire « exaltant » comme un mot seulement ironique, de trouver que Mme Trasse est bien bête de parler de « sublime », et de remettre entièrement en cause le sérieux de la comparaison finale : pour le narrateur, la devise du personnage n’est pas le comble du ridicule, et Mme Trasse a vraiment des airs d’étoile. Et l’on revient à Flaubert : comment en vouloir à Emma ?
Vialatte ne se moque pas de ses personnages – en-dehors d’un personnage collectif –, aussi médiocres soient-ils. Ce n’est pas leur faute si la fin de l’enfance les a définitivement déchus : « Médiocrité ou poésie, il n’y a plus qu’une jeune femme qui pleure, dans une gendarmerie de sous-préfecture, sur notre adolescence finie » (p. 19). Car l’adolescence chez Vialatte est un combat perdu d’avance, et l’un de ses personnages n’est sans doute pas le seul dont on puisse dire qu’« il y avait la même distance entre son enfance et sa jeunesse qu’entre 1914 et 1919 » (p. 122-123)
Et l’on retrouve dans cette analogie historique, ailleurs dans « ces pèlerines véhémentes qu’on quitte à seize ans pour des pardessus sans éloquence » (p. 34), ce qui fait de Vialatte un grand écrivain. Je parle de sa faculté à faire naître tout un monde en quelques mots choisis, mêlant généralement concret et abstrait, à l’image d’une évocation de notre récurrente Mme Trasse, qui « faisait des gestes lyriques comme un grand télégraphe Chappe ravagé soudain par l’inspiration » (p. 107) – on appréciera ici l’utilisation de « ravagé »… Ou encore « C’était un couchant d’hiver couleur de gelée de groseille, quelque chose d’exaspéré mais de net comme un vernis d’automobile » (p. 82) : ça semble stupide, ce rapprochement entre le ciel, de le gelée de groseille et du vernis. Et puis comment un ciel pourrait être « exaspéré » ? Pourtant l’image fait mouche – et il y en comme celle-ci à chaque page.


(1) Ce n’est pas un hasard si le titre de tout le cycle des Enfants frivoles se prête à une telle lecture, mi-ironique, mi-« sérieuse ».

Alcofribas
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le 20 janv. 2018

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