Champs de bataille politique et psychologique

Des quatre premiers tomes de la saga des Rougon-Macquart, La conquête de Plassans est à mon avis le plus facile d'accès. Cela se voit dès la structure, qui privilégie une vingtaine de chapitres plus ou moins longs, contrairement aux autres qui étaient construits autour de six ou sept gros morceaux. Comme pour mieux coller à son titre militaire, Zola se concentre sur l'action, les rôles et les relations entre les personnages.


Le grand changement par rapport aux précédents opus concerne l'absence de lieux à forte personnalité. Les descriptions de La Conquête... recherchent l'efficacité et la concision, les différents lieux étant plutôt considérés comme des bases à prendre plutôt que comme des influences directes sur les humeurs des personnages. Dans Le Ventre de Paris par exemple, l'atmosphère épaisse et grasse de la charcuterie des Quenu fonctionnait comme un ferment pour la personnalité paresseuse de Lisa. Dans La Conquête... en revanche, le salon des Mouret où la famille passe le plus clair de son temps au début du roman est plutôt à prendre comme une métaphore de leur caractère petit bourgeois que comme la cause ou l'amplificateur de ce même caractère.


Privilégier ainsi le symbole à l'atmosphère permet à Zola de se concentrer sur les jeux de pouvoirs qui se mettent en place dans la ville. Après avoir été conquise par les bourgeois pour le compte de l'Empire dans La Fortune..., Plassans est en proie à une crise politique qui voit revenir les royalistes sur le devant de la scène. L'Empire qui subit de nombreuses défaites électorales décide de s'allier à l'Église pour tenter de remettre la main sur la ville. C'est ainsi qu'arrive l'abbé Faujas, chargé de faire monter au pouvoir un homme acquis à la cause de Napoléon III. Il espère y gagne le pouvoir spirituel et clérical sur les esprits de la petite ville.


La majeure partie du roman est consacrée à la façon qu'aura l'abbé Faujas de se faire accepter puis porter au pinacle par Plassans. Cependant, malgré les victoires de celui-ci, le constat que dresse Zola est bien celui d'un échec du religieux. Zola le représente par la relation qu'entretient l'abbé Faujas aux femmes. En bon prêtre borné du XIXème siècle, il n'a que mépris pour la gente féminine. De leur côté, celles-ci ne le voient que comme un apparat social, à condition que celui-ci soit présentable. Le curé n'a de valeur que bien habillé (comme le montre le regard de Plassans sur Faujas lorsqu'il arrive en soutane rapiécée), et alors ce sera à qui aura la plus belle confession. Mais dès lors que le prêtre se détourne de son rôle social et ne cherche plus à plaire, il perd ses alliés. Attention, il ne faut pas voir là un constat désabusé de Zola qui oppose un prêtre héroïque à une société qui se moque du sacré: Faujas ne méprise pas la société de Plassans en faveur de Dieu, mais en faveur de l'Église dont il cherche à grimper les échelons. À travers Faujas, nous assistons aux dernières tentatives de l'Église pour ramener la France sous son giron.


En plus de décrire la province française sous le 2nd Empire, Zola poursuit son projet naturaliste. En parallèle de la conquête de Plassans, se joue la conquête de la demeure des Mouret. Au fur et à mesure que Faujas étend son pouvoir sur la ville, il s'empare des différentes pièces de la maison, jusqu'à finir par la réorganiser à sa guise (ainsi la pièce principale passe de la salle à manger au salon).


La maison ici fonctionne comme une représentation de l'esprit de Marthe Mouret. Au départ centrée sur la vie rangée d'une famille bourgeoise de province, rythmée principalement par le mari, elle va peu à peu sombrer sous l'influence du religieux et du mystique à travers Faujas. D'une nature sujette à des migraines, les changements dans sa vie vont la rendre de plus en plus hystérique. Or le plus passionnant dans cette hystérie est de voir comment elle va faire surgir toute une rancoeur refoulée à l'encontre de son époux, le faisant à son tour tomber dans la folie (qui se traduit dans son cas par une attitude de mort vivant, favorisée par sa nature qui cherche à éviter tout trouble). Même les familles les plus heureuses en apparences peuvent exploser nous rappelle l'auteur.


Finalement, Zola réussit le tour de force de raconter une intrigue politique complexe, un drame familial tragique, et une étude psychologique viscérale. Les forces en jeu (génétiques, sociales...) semblent plus fortes que les personnages. Aucun d'entre eux ne peut rester maître de ses plans dans leur moindre détail, et les coup du sort qui auraient pu paraître forcés, coulent ici naturellement au fil de la plume. Un livre moins connu, mais qui mérite qu'on lui prête attention !

IanCher
8
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le 19 déc. 2015

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IanCher

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