La Débâcle
7.5
La Débâcle

livre de Émile Zola (1892)

Zola, écrivain de guerre (grandiose)

La Débâcle, Emile Zola, Les Rougon-Macquart, Bilbl. La Pléiade, vol. V


« La Débâcle », c'est la guerre franco-prussienne de 1870 : Sedan, l'Empire qui s'effondre, Napoléon III fait prisonnier, le siège de Paris et la Commune. Elle a son romancier, immense, et désormais négligé. Ce romancier, c'est Zola : Zola est un écrivain de guerre.


La guerre a aussi son style : qui est principalement celui du témoignage - telle fut la production des deux guerres suivantes (Genevoix, Barbusse, Dorgeles, Primo Levi, Daniel Cordier, Germaine Tillon, Georges Semprun, etc.) et des guerres coloniales (Lucien Bodard, Yves Courrière, Henri Alleg entre autres).


A défaut d'avoir été le témoin direct des événements (il n'était pas mobilisable et il a fui Paris durant le siège et la Commune), Zola nous offre son style, le seul qui puisse, en matière de guerre, rivaliser avec le témoignage et quelquefois le surpasser. Ce style c'est le naturalisme.


Tout dire, ne rien dissimuler, ni les troupes qui se replient sans même avoir vu l'ennemi, ni les soldats épuisés par les marches dont ils ne comprennent pas le sens, entre ordres et contre-ordres, qui jettent le fusil ou le sac à dos comme on se déleste d'une grande colère, ni l'incompétence des généraux, ni la petite vieille qui crie «  bande de lâches » au passage de l'armée défaite, ni la faim qui taraude, ni les fermes qui se barricadent par peur d'être pillées, ni l'exaltation dernière des soldats lorsqu'ils montent à l'assaut, fût-ce à l'aveuglette, ni la camaraderie singulière qui se noue sur les champs de batailles, ni les blessures, ni les ambulances de fortune où l'on ampute à vif ce qui peut encore l'être, ni les troupes qui croient encore en la victoire quand pourtant tout est consommé, qui se replient sur Sedan, encerclée par les forces prussiennes, ni la douleur de la défaite comme une souffrance intime, personnelle, ni l'ombre de Napoléon III, malade mais sur le champ de bataille, fardé pour paraître autre chose qu'un spectre, bravant la mort à plusieurs reprises pour tenter de sanctifier le souvenir d'un régime qui s'effondre comme château de cartes, ni le bourgeois impatient de la paix pour que les affaires reprennent, ni les francs-tireurs qui sauvent l'honneur, ni les prisonniers de Sedan parqués sur une presqu'île, ni le courage de s'enfuir pour sauver Paris avant que l'ennemi ne s'en empare, ni le siège, ni la faim, ni les rats que l'on mange pour pouvoir combattre encore, ni la révolte des Communards qui s'étaient trop battus pour pouvoir renoncer, ni de deux amis d'un même escadron qui se retrouvent de part et d'autre de la barricade, ni des canonnades versaillaises, ni de la politique de la terre brûlée des vaincus qui mettent le feu à Paris, ni de la Semaine sanglante.


Les personnages, Jean Macquart le caporal, le paysan de La Terre ; Maurice, l'avocat, l'idéaliste, l'engagé volontaire ; Rochas, le lieutenant issu du rang, fils d'ouvrier, Honoré l'artilleur, mort sur sa pièce ; la belle et courageuse Henriette, sœur de Maurice ; le drapier Delaherche et sa femme Gilberte, galante légère ; le père Fouchard, paysan qui aime les affaires et la guerre si elle lui en offre ; le colonel de Vineuil, brave et aimé de ses hommes, constituent, parmi une dizaine d'autres, une galerie de portraits autour desquels l'histoire se noue.


Ce roman épique, grandiose, qui mêle aux descriptions vivantes des mouvements de troupes, très documentées comme toujours chez Zola, des scènes saisissantes, d'effroi ou de vérité (la mort du cheval Zéphir du brave Prosper), et des dialogues gorgés d'humanité (dans son pire et son meilleur) fait, en maints passages, songer au Victor Hugo des Misérables.


« La Débâcle » fut le livre le plus lu de Zola, après Germinal. C'est justice. Il ne l'est plus. C'est un drame ! Certes, le temps a passé, mais nous y avons quand même perdu l'Alsace et la Lorraine et on commémore cette année le 150ème anniversaire de la Commune.


Grâce soit, d'ailleurs, rendue à Zola d'avoir arrimé la Commune à la défaite de Sedan. Certes les derniers chapitres sont-ils plutôt consacrés à l'histoire militaire de la Commune qu'à son idéal politique et social. Mais, au-delà des querelles idéologiques (Zola ne soutint pas plus les Communards lors des événements qu'aucun autre grand écrivain de son temps - ni Hugo, ni Flaubert bien sûr, pas même George Sand- il a, tout au contraire, eu des mots très durs à leur égard, même si, des années plus tard, il réclamera avec quelques autres une amnistie en leur faveur), Zola, qui a consacré son œuvre aux vies minuscules, aux petits métiers des halles, de la mine ou du chemin de fer, aux souffrances des jours, aux destins fracassés ou aux colères du temps, Zola qui a bâti un monument littéraire à portée universelle aux vaincus, magnifiques ou pas, nous dit l'essentiel à ce propos : la Commune fut d'abord une révolte patriotique.


Et j'aime assez apprendre, dans l'édition de La Pléiade, que Zola reçut lors de la parution en feuilleton des premiers chapitres de «  La Débâcle » et alors que son roman n'était pas terminé, une lettre d'un normalien, professeur agrégé d'histoire, ancien Communard lui-même, supposant que le roman ne pouvait s'achever sur le désastre de Sedan et suppliant l'auteur en ces termes : «  Si votre œuvre, au lieu d'aboutir au 2 septembre, se prolonge jusqu'au 29 mai, réfléchissez encore, Maître ! Soyez clément pour les morts de la Commune, car ceux qui sont morts étaient encore les meilleurs. Votre jugement sera sans appel aux yeux du public. Se pourrait-il que le peintre impartial de la société française prononçât, lui aussi, le « Vae victis ! » sur la tombe de tant de héros obscurs dont j'ai vu le modeste sacrifice, la fin superbe et dont je garantis, en témoin oculaire, l'intégrité sans tache et le parfait dévouement. L'histoire est dure aux vaincus, je le sais, mais votre œuvre est plus qu'une histoire : c'est une résurrection, une photographie, un drame vivant. Vous être puissant et fort : soyez juste ».


L'expéditeur signa P. Martine. Quand on termine « La Débâcle », on a envie de l'embrasser.

JoëlBoyer
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le 21 avr. 2021

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Joël Boyer

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