La Décision
7.3
La Décision

livre de Karine Tuil (2022)

Alma Revel est juge anti-terroriste. Elle doit se prononcer sur le cas d'Abdeljalil Kacem, fraîchement revenu de Syrie où il avait rejoint l'Etat Islamique avec sa femme Sonia. Il plaide une grave erreur : il voulait simplement vivre selon la charia, il a découvert une organisation criminelle. Il n'a jamais voulu tuer, ne ferait pas de mal à une mouche. Lorsqu'il a découvert l'horrible vérité, il a cherché à rentrer en France.

La juge est chargée de déterminer la sincérité de ces propos, qui nous sont livrés sous forme de dialogues tels qu’enregistrés par la Justice. Karine Tuil s'est bien documentée, on peut donc juger crédibles les échanges qu'elle couche sur le papier.

On est en 2016, soit après les attentats de 2015 : l'impératif est d'empêcher toute nouvelle action terroriste de se produire. Cette obsession sécuritaire peut mener à des excès, comme on le vit aux Etats-Unis avec Guantanamo : tout un tas de gens emprisonnés sans aucune preuve. On se souvient aussi que Sarkozy avait voulu enfermer ou expulser les fichés S : un basculement fatal, puisqu'on punirait quelqu'un pour ce qu'il risque de commettre.

C'est ce dilemme qui traverse le roman : pour ne pas prendre de risque, il faudrait maintenir en détention Kacem, alors que tout plaide en sa faveur - non seulement les réponses qu'il donne à la juge, convaincantes, mais aussi son bon comportement salué unanimement. Que faire alors ? Karine Tuil exprime bien les interrogations d'Alma, entre deux compte-rendus d'entretien avec Kacem. Juge antiterroriste, c'est une pression constante, on le ressent très bien. Il y a les douloureux échanges avec les victimes qui parfois vous agressent, l'obligation d'être sous protection policière, les rapports houleux avec les avocats ou avec le Parquet... Un job si impossible qu'on se demande comment il peut y avoir des candidats. Surtout quand, pour faire bonne mesure puisque c'est là une tendance de l'écrivaine, on se fait carrément agresser dans les toilettes par un islamiste.

C’est déjà du lourd mais l’affaire se corse encore lorsque Alma tombe amoureuse de... l'avocat de Kacem, Emmanuel. Celui-ci ne se prive pas de plaider pour son client sur l'oreiller. Sans parler de l'accusation de conflit d'intérêt auquel Alma s'expose, autre épée de Damoclès au-dessus de sa tête s'il était besoin.

Ce n'est pas tout : le couple qu'Alma forme avec Ezra, écrivain naguère à succès sur la pente de l'aigreur, bat de l'aile. Faut-il le quitter, renoncer à une forme de stabilité, mettre en danger l'équilibre de ses enfants ? Deuxième dilemme, dans le registre de l'intime celui-là, qui répond au premier : sécurité contre liberté. Emmanuel, c'est l'appel du large, donc le saut dans l'inconnu. Karine Tuil, de nouveau, est très juste dans la description des hésitations de sa quasi quinquagénaire.

Ce n'est toujours pas tout : Ezra opère un retour vers la religion. Ce qui fait qu'Alma est coincée entre le judaïsme de son mari et l'islamisme de Kacem. Il rejette d'ailleurs Ali, l'amoureux de sa fille aînée, en tant que non juif tout simplement.

Bref, la barque est lourdement chargée et, disons-le, nous tenons là le travers du roman. D'autant qu'il y en a tout autant du côté de Kacem, qui s'est carrément fait défenestrer par son psychotique de père, avant de se retrouver aux mauvais soins d'une mère débordée et exposé à la violence de son milieu familial. Il nous manque l'inceste, non ?! On le sent, la thèse est qu'un délinquant ne le devient jamais par hasard. Un islamiste non plus : la religion attire les brebis égarées, violentées par un système qui les a abandonnées. J'approuve cette thèse typiquement de gauche, tout en notant qu'il n'y a là rien de bien original.

Ce qui est bien, c'est cette question que pose Karine Tuil au lecteur : qu'auriez-vous fait à sa place ? J'aime qu'un roman, ou un film, nous place face au dilemme moral de son personnage et nous invite à prendre position. Pour ma part, je me suis rendu aux arguments de l'avocat : on doit évaluer raisonnablement le risque mais on ne peut passer par dessus bord l'idée républicaine que toute personne a droit à une seconde chance. Et Kacem m'a semblé exactement dans ce cas-là. Comme Alma, je l'aurais libéré.

Alors, bien sûr, on sent bien ce qui va arriver (tout en le redoutant) :

Le doux Kacem va s'avérer un terroriste, et pas de la petite eau : le genre qui jouit de faire un max de victimes parmi les "mécréants". Ses arguments sont classiques là aussi : vous faites la même chose avec nous en Syrie, le Coran exige de combattre les ennemis de l'Islam, je n'ai pas peur de la mort car je sais que je retrouverai les vierges au paradis, etc. Là où, dans sa description du métier de juge, le roman nous instruit, il ne fait sur d'autres sujets qu'égrener les discours les plus convenus.

Et de nouveau, à cette occasion, Karine Tuil charge la barque : le soir de l'attentat, la propre fille d'Alma se trouvait avec son Ali dans la boîte où s'est tenue la fusillade, et celui-ci compte parmi les victimes. Là, on commence à trouver que c'est vraiment too much. Ce n'est pourtant pas fini : vers la fin, Alma découvre qu'Emmanuel avait, avec son acariâtre épouse, un fils handicapé. Ce qui, bien sûr, nous permet de considérer avec sympathie le quand même très arrogant Emmanuel. Cette fois, je crie grâce.

Arnaud Vivian au Masque et la Plume a soutenu que, comme beaucoup de romans d'aujourd'hui, il s'agissait plus d'un scénario pour séries TV que de littérature. Pas faux, tant Tuil a multiplié les événements destinés à maintenir en haleine. En particulier, son Kacem-suspect est trop rassurant et son Kacem assassin trop-monstrueux : pour soigner l’effet spectaculaire ainsi produit.

L’appréciation est tout de même très sévère, car la fluidité de la lecture est aussi due à la qualité de l’écriture. "Ecriture de journaliste", comme j'ai pu lire aussi, il y a de ça : on pense, pour ce qui se fait de mieux dans le genre, aux livres de Florence Aubenas. Citons un exemple emblématique des forces et faiblesses de son écriture, page 126 :

Nous avons pris place autour de la table basse sur laquelle Milena et Ali avaient déposé l'apéritif. Ils riaient de leurs blagues qu'ils semblaient seuls à comprendre. Ils avaient cette vitalité propre aux jeunes couples qui n'ont pas encore été abîmés par les déceptions, les disputes - tout ce qui finirait par arriver avec la parentalité, les épreuves, les échecs. Je me demandais si leur amour allait durer [exemple-type de phrase peu littéraire]. J'essayais de me souvenir précisément du jour où j'avais cessé d'aimer Ezra, et d'ailleurs était-ce un point de rupture ou un long processus ? Ali ne semblait voir que ma fille, encellulé dans la phase de sidération amoureuse ou l'autre est tout pour vous [pas mal]. Chaque fois qu'il s'approchait d'elle, il ne pouvait pas s'empêcher de la toucher [bien vu]. La façon dont il la regardait, surtout, trahissait le désir qu'il avait d'elle et qu'il était incapable de contenir même en ma présence. J'étais très heureuse du bonheur de ma fille et, dans le même temps, la manifestation de leur amour me renvoyait à tout ce que j'avais perdu. Moi aussi j'avais été cette femme amoureuse et aimée mais, à présent je me sentais disqualifiée, sur le banc de touche, au mitan de ma vie.

Une bonne observation, exprimée dans une langue peu travaillée : c'est cela, Karine Tuil. Lorsqu'on passe, comme je viens de le faire, de Maylis de Kerangal à cette écrivaine, c'est le choc thermique : il y a plus de littérature dans un seul paragraphe de Canoës que dans tout le roman de Tuil. La seconde certes se dévore, mais elle laissera probablement moins de traces en soi que l'écriture très dense de la première. Tout dépend de ce qu'on cherche en ouvrant un livre : passer un bon moment ou s’exposer à une oeuvre d'art ? C'est bien souvent fromage ou dessert... Ici, le dessert est assez savoureux, nonobstant la gravité du sujet. Mais un brin trop sucré.

Jduvi
7
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le 3 févr. 2023

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